Etats-Unis – débat. La plateforme du Parti démocrate repose sur une hypothèse fausse

Par Emma Galbraith et James K. Galbraith

Le rapport du groupe de travail «Unity» (Unity Task Force) de Biden-Sanders comporte de nombreuses bonnes choses, mais pour l’essentiel il fusionne des idéaux démocrates progressistes et modérés antérieurs à l’époque du Covid-19.

Il ne voit dans la pandémie qu’un facteur de la crise qui aggrave l’urgence et l’importance de diverses mesures. Il repose sur l’hypothèse que les vieux réflexes et les vieux remèdes ont résisté à l’épreuve du temps, qu’ils fonctionneraient comme ils le firent par le passé, et comme à la fin de la crise financière de 2008, accélérant l’inévitable redressement de l’économie avec le recul du virus, que le monde reviendrait à la normale. À notre avis, cette hypothèse est complètement fausse.

Selon les éléments dont nous disposons actuellement, en l’absence d’une mobilisation nouvelle, et beaucoup plus puissante sur les plans médical et social, la pandémie ne reculera pas. Pendant des années, ses effets ravageront encore la société des Etats-Unis. Les séquelles de la maladie chez nombre de celles et de ceux qui l’ont subie, les coûts de santé engendrés comme les vies perdues continueront de peser.

Mais quand bien même la pandémie prendrait subitement fin, elle a déjà causé de profonds dommages à l’économie. Le rapport du groupe de travail Unity en semble peu conscient. Nous pouvons pourtant les mettre en évidence dans les six domaines suivants.

Assurance maladie. Le Covid-19 a détruit de manière irréversible le système étasunien de soins, privés et payés à l’acte. Ce dernier avait évolué en soins de santé individualisés, financés en grande partie par des assurances privées liées aux contrats de travail. Aujourd’hui, près de 40 millions de chômeurs sont confrontés à l’obligation de choisir une assurance personnelle coûteuse et limitée dans le temps, puis font face à l’incertitude. De plus, le système de santé affronte sa propre crise financière. Un grand nombre de gens évitent désormais les hôpitaux et les cliniques, le nombre des accidents de travail ou des accidents sur le trajet du domicile au travail [1] comme le nombre des autres maladies infectieuses diminuent. Les «elective procedures» [2] sont reportées ou annulées. Un moindre recours à ces soins engendre des coûts unitaires plus élevés. L’élévation des coûts aggrave à son tour leur moindre utilisation: une double spirale de la mort financière et de la mort médicale affecte tout le système.

Énergie et climat. Le plan du groupe de travail Unity sur le changement climatique ne mentionne même pas la pandémie. Il ignore les changements révolutionnaires dans la production de pétrole et de gaz qui ont soutenu la reprise après la crise de 2007-2009, parce qu’ils ont éliminé la dépendance aux importations de pétrole et parce qu’ils ont substitué le gaz naturel, relativement plus propre, à une grande partie du charbon sale. La pandémie a mis un terme à tout cela. Avec une demande mondiale largement réduite et d’énormes excédents de pétrole, le boom est terminé. Et la vente de la production pétrolière des Etats-Unis ne rapporte plus aucun profit. La fin de la fracturation (hydraulique), certes profitable au climat, affaiblira l’économie à défaut d’une stratégie qui réduise la consommation d’énergie et affecte le moins possible notre qualité de vie, qui consacre les ressources nécessaires à la production d’énergie propre.

Services et emplois. Presque tous les nouveaux emplois créés après la Grande Crise ont été développés dans le secteur des services – une «success story» à l’américaine – malgré les salaires médiocres et les faibles prestations sociales dispensés par ce secteur. Mais les services – restaurants, bars, théâtres, concerts, salons de coiffure et de manucure, gymnases, cafés, centres de villégiature et spas et parcs à thème, boutiques et artisans – impliquent tous un contact personnel étroit entre le servi et le serveur. La pandémie leur a porté un coup dur.

Et le pire est en cours, car les consommateurs, confrontés à leurs propres incertitudes professionnelles, vont largement réduire les dépenses qu’ils affectaient à ces services. De la sorte, et sans le vouloir, ils vont inévitablement priver de revenus leurs concitoyens qui procuraient ces services, les propriétaires d’entreprises et les travailleuses et travailleurs. Pour relancer tous ces emplois, les gens n’ont pas seulement besoin d’argent; il leur faudra oublier les événements actuels et se libérer des angoisses que la situation a engendrées. Tout cela n’aura pas lieu.

Industries de pointe et construction. Les industries de pointe américaines servent le marché mondial. Elles dépendent donc d’investissements mondiaux et non locaux; mais ces investissements dépendent pour leur part de la pleine utilisation des équipements existants. Un exemple. Deux grands producteurs d’avions commerciaux se partagent la plus grande partie du marché mondial. Aujourd’hui, plus de la moitié de tous les aéronefs en état de vol dans le monde sont immobilisés au sol. Quel que soit le niveau de subvention allouée aux constructeurs, de nouvelles commandes ne seront pas passées. La situation est similaire dans d’autres secteurs, comme les machines de construction et les équipements pétroliers.

À mesure que les entreprises s’adaptent à la pandémie en recourant à l’automation et aux programmes de télétravail, à mesure qu’elles adaptent l’utilisation des immeubles de bureaux aux besoins de santé publique, un surplus d’espace sera libéré. La croissance du nombre de bâtiments vides freinera la construction de nouveaux. Avec la diminution des trajets quotidiens, les véhicules privés seront moins utilisés, leur longévité croîtra et la demande de voitures neuves diminuera également.

Loyers, hypothèques, services publics et dette. Mais la destruction des emplois et des revenus n’engendre pas l’annulation des loyers, des hypothèques, des factures d’eau, d’électricité, de téléphone. Près d’un tiers des locataires aux Etats-Unis n’ont pas pu effectuer en juin le paiement intégral de leurs loyers. La loi CARES – remises d’impôts, prolongation du chômage et protection des salaires – a aidé. Mais les fonds alloués s’épuisent, les programmes prennent fin, et tel est également le cas des protections juridiques contre les expulsions et les saisies.

Les vagues de déplacement et d’itinérance des personnes ayant perdu leurs domiciles sont désormais certaines, elles affecteront fortement les communautés afro-américaines et latino-américaines dont le plus grand nombre sont des locataires. Elles provoqueront de nouvelles vagues d’infections et de décès, elles pèseront une fois de plus sur les minorités et les familles à faible revenu, si des mesures ne sont prises dès maintenant pour préserver leurs logements ou en fournir un à tous ceux qui en ont besoin, pour dispenser des services de base.

Confiance dans le gouvernement. A ce jour, tous les pays qui ont vaincu le coronavirus n’étaient pas des pays riches. Et tous ne bénéficiaient pas nécessairement des hôpitaux et des équipements médicaux les plus avancés. Certains sont «capitalistes» ou «sociaux-démocrates», comme l’Allemagne, l’Italie, la Grèce, la Nouvelle-Zélande, Singapour, Hong Kong et Taïwan. D’autres, dont la Chine, Cuba et le Vietnam, sont «socialistes» ou «plus à gauche». Mais ils partagent une large confiance dans leurs autorités, et ils ont en commun des gouvernements qui ont mérité en ce cas cette confiance – même après de premières erreurs, comme ce fut le cas en Chine – grâce aux décisions qu’ils ont prises, à la clarté de leurs messages, à l’exigence d’une discipline sociale et grâce à une ténacité sans faille dans le maintien des services publics, dans la fourniture des approvisionnements et des équipements de protection de base, grâce à des services médicaux de base gratuitement accessibles à toutes et à tous.

Les pays qui échouent aujourd’hui, comme le Brésil, la Russie, l’Inde et les États-Unis, sont ceux dont les gouvernements manquent de la confiance de leurs populations. Ce problème est aggravé par des politiques et des communications publiques toxiques, où l’apparence du succès importe plus que le succès lui-même, où les illusions de reprise entretenues pas les réouvertures comptent plus que les faits.

Sortir de cette dépression demande une action publique spectaculaire et radicale, une mobilisation de l’ensemble de la population – réellement, dans la durée – en vue de la survie collective, telle qu’on ne l’a connue que trois fois dans l’histoire des États-Unis: en 1861, au début de la guerre civile; en 1933, lors du lancement du New Deal; et en 1941, au début de la Seconde Guerre mondiale.

Que faut-il faire?

La première tâche consiste à établir correctement le point sur la situation réelle et à commencer à élaborer une réponse à l’échelle conceptuelle appropriée. Nous ne pouvons pas fournir un compte rendu complet dans ce bref espace. Mais ce qui suit semble indispensable.

• Les États-Unis ont besoin d’un nouveau service national de santé publique, reprenant les installations et le personnel, rationalisant et réorganisant comme l’Irlande et l’Espagne l’ont fait cette année. Cette nécessité va au-delà du problème du simple payeur ou de l’assurance maladie pour tous. Les cliniques et les hôpitaux devraient être intégrés avec des capacités de production de base pour les masques et autres équipements de protection, mises en place et financées par une société autonome de financement de la santé.

• La transition vers l’énergie verte, via un Green New Deal et comme proposé par la commission du climat (dans le cadre de la task force d’Unity), mais en s’appuyant sur les économies radicales de transport disponibles dans les situations de travail à domicile, en réorganisant l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, et en accélérant le passage à une distribution des biens et des services efficace sur le plan énergétique, y compris via un service public universel, à large spectre de haute qualité et à faible coût. Ces fonctions nécessitent une planification publique et une réorientation pour s’éloigner d’un urbanisme dominé par les promoteurs, pour adopter un nouveau mode de vie, adapté aux conditions locales, et réalisé à l’échelle nationale.

• Un modèle massivement coopératif et à but non lucratif pour la fourniture de services et d’équipements de tous types nécessaires au maintien d’une vie communautaire civilisée, ainsi qu’un modèle à forte intensité de professeurs et à distance, selon les besoins, pour les écoles, les collèges et les universités, avec une «hibernation» des installations bénéficiant d’un soutien public en attendant des temps meilleurs.

• Un système d’emplois publics garantissant un travail utile à un salaire décent pour tous ceux qui cherchent un emploi, en particulier un travail en plein air lié aux mesures d’atténuation de la crise climatique et aux services publics. Tant que la pandémie dure, les aides au revenu de base devraient être rationalisées et maintenues, et être suffisantes pour soutenir les services publics, l’alimentation, les médicaments, le logement et d’autres besoins.

•  Le gouvernement doit consolider les secteurs de pointe les plus critiques, en maintenant les capacités scientifiques et d’ingénierie, parallèlement au réaménagement des sites, à la reconversion des usines, à la rationalisation et à la reconversion des espaces de bureaux et de vente au détail à des fins publiques telles que l’éducation, la culture et les sports. Là encore, une entité financière et organisationnelle autonome – sur le modèle de la Société financière de reconstruction [comme durant le New Deal] – est le meilleur moyen de garantir que cela se produise.

• Pour la justice économique et raciale et pour la santé publique, il doit y avoir un moratoire à long terme sur les expulsions, les saisies et les interruptions de service (eau, électricité…), avec une compensation pour les petits propriétaires. Les victimes de cette pandémie ne doivent pas être punies pour être restées chez elles! Les loyers et autres dettes ne peuvent pas être simplement reportés. Ils ne seront jamais payés en totalité et doivent être annulés. Il s’agit d’un impératif moral qui nécessite une action urgente, même si cela implique nécessairement un transfert de richesse réelle à grande échelle, une modification des droits de propriété et une restructuration des finances. À l’avenir, le pays a besoin d’un système communautaire pour déterminer des loyers équitables et pour régler les litiges, avec des résultats déterminés avant tout par les exigences de la santé publique.

• Quant à la confiance face à un gouvernement et à son image, cela suivra des réalisations concrètes. On fera confiance au gouvernement lorsqu’il sera à nouveau digne de confiance.

Ce sont les choses que nous demandons, maintenant, dans la plate-forme démocrate, lors la campagne d’automne et dans le programme du gouvernement du pays pour les quatre prochaines années. (Article publié dans The Nation en date du 28 juillet 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Emma Galbraith est déléguée à la Convention nationale démocrate de 2020.

James K. Galbraith a été délégué, à 20 ans, à la Convention nationale du Parti démocrate en 1972; il enseigne à la LBJ School de l’Université du Texas à Austin.

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[1] Work and commuting accident: les accidents du travail et de trajet, ils relèvent de l’assurance privée, les maladies professionnelles de l’assurance publique. (Réd.)

[2] Elective procedures: liste d’interventions non urgentes et moins compliquées pour lesquelles les hôpitaux et services privés ont tendance à se spécialiser. (Réd.)

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