Etats-Unis. A propos de «l’exploitation économique de populations vulnérables»

Ville de Milwaukee: «L'expulsion est devenue typique de la vie des femmes noires pauvres» (New York Times, 18 février 2010)
Ville de Milwaukee: «L’expulsion est devenue typique de la vie des femmes noires pauvres» (New York Times, 18 février 2010)

Par Nicolas Duvoux

Autrefois lieux d’une vie sociale et institutionnelle intense, les quartiers afro-américains ségrégés des villes des États-Unis connaissent depuis plusieurs décennies une détérioration importante sous l’effet de la désindustrialisation, du chômage de masse et du développement, en leur sein, d’une forte criminalité. L’analyse fondatrice de William Julius Wilson publiée il y a 25 ans dans The Truly Disadvantaged a renouvelé un champ de recherches qui a, depuis, réinvesti les dimensions culturelles dans la production et la reproduction de la pauvreté urbaine (Duvoux, 2010, «Repenser la culture de la pauvreté», article publié dans la Vie des Idées le 5 octobre 2010).

Une nouvelle génération d’ethnographes met aujourd’hui l’accent sur les facteurs de domination institutionnelle et sur les recompositions de l’exploitation économique pour saisir la transformation des pratiques sociales en cours dans ces quartiers. Deux phénomènes, particulièrement genrés, ont profondément modifié la vie des populations les plus vulnérables de ces quartiers. L’expulsion du logement, qui concerne en priorité les femmes et l’incarcération, qui concerne d’abord les (jeunes) hommes.

Loin d’être isolés, ces deux phénomènes cumulent leurs effets de fragilisation des ressources matérielles, sociales et symboliques des individus et des familles. Ils contribuent conjointement à la reproduction de la pauvreté urbaine.

Cette note s’appuie sur deux articles publiés respectivement par Matthew Desmond, Assistant Professor à l’Université de Harvard, «Eviction and the Reproduction of Urban Poverty» (American Journal of Sociology, vol. 118, n° 1, July 2012, p. 88-133) et Alice Goffman, Assistant Professor à l’Université de Madison-Wisconsin, «On the run: Wanted Men in a Philadelphia Ghetto» (American Sociological Review, June 2009 vol. 74 n° 3, p. 339-357).

Ces articles s’inscrivent dans une série de travaux ethnographiques qui tendent à corriger le constat d’un isolement social de ces quartiers. Si des travaux récents, comme celui de Mario Small (Villa Victoria : The Transformation of Social Capital in a Boston Barrio, Chicago, University of Chicago Press, 2004), avaient mis l’accent sur les ressources internes de ces quartiers, soulignant au passage les effets ambivalents que les réseaux d’interconnaissance peuvent avoir sur les liens des habitants avec le reste de la société, ces travaux invitent, avec d’autres, à prendre en compte la dimension d’exploitation des habitants comme un aspect central des causes de la pauvreté urbaine.

Ce n’est ainsi ni le manque de ressources de ces quartiers, ni l’abondance de réseaux sociaux tournés vers l’intérieur qui produisent et reproduisent la pauvreté et la violence endémique de ces quartiers. Au contraire, ce qui explique, en partie, leur situation, ce sont les formes de prédation et de contrôle dont leurs populations font l’objet.

L’expulsion: stade ultime de l’exploitation?

Matthew Desmond situe son analyse de l’éviction dans le champ de recherches, dynamique depuis l’époque de l’École de Chicago, sur la mobilité et la circulation au sein de l’espace urbain. Prendre en compte le phénomène de l’expulsion, aujourd’hui particulièrement visible du fait de la crise des «subprimes», est nécessaire pour comprendre l’importance de la mobilité des pauvres et plus particulièrement des afro-américains. Les pauvres ont un taux de mobilité important et se déplacent le plus souvent d’un quartier pauvre à l’autre. Or, la recherche a montré l’impact négatif de cette mobilité sur un ensemble de caractéristiques: perte de revenus; résultats scolaires et délinquance des adolescents; santé mentale et diminution des liens sociaux de voisinage. Matthew Desmond considère qu’il est essentiel d’éclairer les motifs de cette mobilité pour comprendre les causes profondes de la pauvreté urbaine :

«Si la mobilité résidentielle produit de tels résultats, alors il est capital de déterminer pourquoi les familles pauvres se déplacent aussi souvent pour comprendre les racines profondes du désavantage social et pour concevoir des politiques publiques efficaces.» (p.89)

Plusieurs causes possibles sont envisagées et successivement relativisées. Prises ensemble, l’insatisfaction vis-à-vis du quartier de résidence, la gentrification et la politique de rénovation urbaine particulièrement brutale et critiquée – voir à ce sujet Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities, Random House, 1961; de même  que Sylvie Tissot, De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste, Paris, Raisons d’Agir, 2012) ne suffisent pas à éclairer cette mobilité subie. L’éviction locative apparaît comme un facteur complémentaire de l’instabilité résidentielle et de ses effets collatéraux.

L’auteur pose donc plusieurs questions de recherche: quelle est la prévalence de l’expulsion? Où se produit-elle dans l’espace urbain? Les femmes sont-elles plus touchées? Quelles sont les conséquences de l’expulsion? S’intéressant à la ville de Milwaukee avant le déclenchement de la crise immobilière en 2007, Matthew Desmond a constaté que dans cette ville de 600’ 000 habitants, 16’000 personnes avaient été expulsées chaque année entre 2003 et 2007. La moitié des expulsions ont lieu dans les quartiers afro-américains, ce qui reflète la surreprésentation des membres de ce groupe dans les populations pauvres et leur concentration spatiale. Les femmes de ces quartiers sont deux fois plus susceptibles d’être expulsées que les hommes. L’expulsion est le pendant féminin de l’incarcération, aussi banale dans sa fréquence que tragique dans ses conséquences.

La démonstration passe par l’articulation de matériaux quantitatifs et ethnographiques. L’analyse quantitative repose sur deux sources: des données d’enquête par questionnaire et l’analyse de décisions de justice recueillies auprès d’un tribunal. L’analyse ethnographique a été menée lors de deux périodes de la fin des années 2000 où l’auteur a vécu dans deux quartiers pauvres de Milwaukee, blanc puis afro-américain. Il a ainsi suivi dans leur vie quotidienne des familles confrontées à des procédures d’expulsions. Onze d’entre elles ont pu faire l’objet d’une étude approfondie.

L’analyse des données quantitatives apporte une démonstration de l’écart important dans la répartition de genre des personnes expulsées. Si dans les quartiers blancs, les hommes et les femmes ont les mêmes taux d’expulsion, les femmes sont surreprésentées dans les quartiers minoritaires, Latino et, à un degré encore plus important, afro-américains.

L’analyse des données ethnographiques est alors mobilisée pour expliquer pourquoi les femmes noires de Milwaukee, qui représentent 9,6% de la population, font l’objet de 30% des expulsions locatives. Des modèles d’interaction (interaction patterns) sont mis en lumières. Ils renforcent les contraintes structurelles (structural constraints) pour expliquer la disproportion du préjudice connu par ces femmes de couleur.

Paradoxalement, c’est la plus grande stabilité économique des femmes et leur participation au marché du travail légal qui les rendent aussi vulnérables. En effet, les hommes ont, pour une grande partie d’entre eux, un passé judiciaire et carcéral (rappelons que les hommes afro-américains ayant quitté l’école sans diplôme ont une probabilité d’être incarcéré de 70% sur leur cycle de vie) qui les empêche de signer des baux. De plus, ils connaissent un chômage endémique et sont privés d’assistance sociale, ce qui les empêche de disposer de revenus stables et légaux. C’est parce qu’elles sont les plus susceptibles de percevoir des revenus que les femmes des quartiers afro-américains les plus pauvres sont également les plus susceptibles d’être expulsées.

La fréquence de ces expulsions résulte également du décalage entre l’augmentation des coûts immobiliers et la stagnation des salaires. Les ressources des femmes sont simplement insuffisantes pour couvrir leurs frais de logement. Plus souvent employées à temps partiel, dans le secteur des services à la personne qui n’offre que des salaires réduits et des prestations connexes limitées, sinon inexistantes (voir le rapport particulièrement documenté sur les conditions d’emploi et de travail des femmes qui travaillent dans le secteur des services à la personne). De plus, le report sur ces femmes des tâches éducatives accroît leurs dépenses. Pour les mères célibataires allocataires de l’assistance, les dépenses du loyer correspondent à la quasi-totalité de leurs prestations. La majorité des locataires pauvres ne bénéficient cependant d’aucune aide fédérale. Enfin, les dépenses imprévues en matière d’éducation ou de santé comme les nuisances que les enfants peuvent occasionner fragilisent les femmes dans leurs relations avec leurs propriétaires.

Ces éléments expliquent en grande partie la surreprésentation des femmes afro-américaines dans les populations expulsées. L’auteur les complète néanmoins par la prise en compte de dimensions liées aux interactions. Pour résumer rapidement les analyses très minutieuses de Matthew Desmond dans la section consacrée à la restitution de son matériau ethnographique, il apparaît que les hommes s’en sortent mieux que les femmes en travaillant de manière illégale pour leurs propriétaires. Les petits boulots sont vus comme des travaux d’hommes et, même si les femmes ne manquent pas de compétences, il est tout simplement impensable pour les uns et les autres de leur confier ce type de travaux — l’échange de services sexuels faisant exception (Rosen et Venkatesh, «A Perversion of Choice. Sex Work Offers Just Enough in Chicago’s Urban Ghetto», Journal of Contemporary Ethnography, August 2008 vol. 37 no. 4 p. 417-441). De plus, la construction genrée des rôles sociaux empêche les femmes de se confronter directement à leurs propriétaires comme les hommes peuvent le faire. Les stratégies plus institutionnelles de recherche d’une médiation aggravent la situation en suscitant la colère et les représailles des propriétaires.

L’auteur documente ensuite les conséquences, de court et de plus long terme de ces expulsions. Il insiste sur la reproduction de la pauvreté et de la désorganisation sociale que ces épisodes contribuent à renforcer. Avec des taux d’effort en matière de logement pouvant aller au delà de 80% du revenu disponible, les données produites par l’auteur font apparaître l’importance de l’exploitation économique dans la construction du ghetto.

Les enjeux de son travail invitent à se détourner d’une vision qui passe par la notion de manque pour rendre compte de la situation défavorisée des ghettos. Les recherches sociologiques ont successivement expliqué la situation des quartiers pauvres par le manque d’emplois, de services publics (explication structurelle) ou par le manque de modèles d’identification positifs, d’attachement aux valeurs sociales dominantes comme le travail ou la famille (explication culturelle).

Or, ces deux types d’explication ont en commun d’expliquer la production et la reproduction de la pauvreté urbaine par le manque, alors que c’est, selon l’auteur, l’exploitation économique de populations vulnérables qui a été sous-estimée. L’augmentation disproportionnée des coûts du logement et les pratiques abusives des propriétaires (voir les travaux de Stefanie DeLuca) qui peuvent tirer parti de l’insécurité des populations explique la sévérité des contraintes et la difficulté endémique à les soulager. De même, Jacob S. Ruth et Douglas Massey ont démontré [1] que la ségrégation raciale d’un quartier était le facteur le plus explicatif pour comprendre la survenue des phénomènes d’expulsions liés aux crédits immobiliers à risque.

Les minorités spatialement ségrégées ont ainsi constitué une proie privilégiée pour une forme d’extorsion économique dont le prêt à taux évolutifs et prohibitifs et l’expulsion ont été les deux faces successives et indissociables [2]. Ce phénomène s’étend à de nombreux aspects des modes de consommation comme un rapport du Brookings Institute l’a largement documenté. L’ensemble de ces analyses retrouve un angle d’analyse que la description des quartiers ségrégés et paupérisés des centre-villes, les inner-cities, avait occulté, à savoir l’exploitation économique multiforme dont ils font l’objet (David Caplowitz, The Poor Pay More. Consumer Practices of Low-Income Families, Free Press, 1967). Avec cet article et un autre également publié dans l’American Journal of Sociology sur les liens grâce auxquels les habitants des ghettos survivent, Matthew Desmond s’impose comme une référence importante de la littérature sur la pauvreté urbaine.

L’incarcération et la production de l’insécurité juridique de masse

L’intensité de cette exploitation n’est rendue possible que par l’insécurité des populations. Matthew Desmond associe l’expulsion qui frappe les femmes à l’incarcération qui frappe les hommes et montre que les deux sont inter-reliées. L’incarcération des hommes explique en partie le report sur les femmes des responsabilités financières et parentales, qui, couplé avec la faiblesse des salaires et prestations qu’elles perçoivent, explique à son tour leur vulnérabilité.

Le travail d’Alice Goffman, publié en 2009, s’inscrit dans une série de travaux qui étudient les effets de l’incarcération de masse sur la vie des habitants des quartiers les plus défavorisés. Elle souligne, après d’autres, l’impact considérable et multidimensionnel de l’expérience carcérale, étape «normale» du parcours de vie des jeunes afro-américains peu ou pas diplômés, sur la vie des familles: de l’absence de ressources, voire de simple sécurité juridique, aux effets en termes de santé publique, liés à la transmission du VIH ou aux troubles mentaux qui affectent une partie importante des (anciens) prisonniers et qui rejaillissent sur leurs communautés à leur sortie, sans oublier les effets liés à l’absence prolongée des pères sur le développement psychique et social des enfants.

pauvrete-usaL’incarcération affecte non seulement les proches mais également les ressources des communautés dont sont issus les détenus. L’État pénal prend ainsi en charge une partie des fonctions qui relevaient de l’État social et la réinsertion (reentry) désigne, de manière croissante, les stratégies d’accompagnement des formes paradigmatiques de prise en charge institutionnelle des démunis, avec leur double aspect de mise au travail et d’incarcération (voir, entre autres, les articles de Loïc Wacquant, «Prisoner Reentry as Myth and Ceremony», Dialectical Anthropology, vol. 34, issue 4 December 2010, p. 605-620 et «The Wedding of Workfare and Prisonfare Revisited», Social Justice 38, 1-2 Spring 2011: p. 203-221).

De la même manière que les données de Desmond invite à un déplacement du type de mécanismes de causalité et à prendre l’exploitation au sérieux, le travail d’Alice Goffman renouvelle le genre ethnographique. Il prolonge les déplacements opérés par la littérature récente.

Son point de départ est de signaler que la plupart des travaux ethnographiques sur le ghetto ont été produits avant la vague de l’incarcération de masse qui s’est abattue sur les États-Unis en général et sur les quartiers pauvres où vivent les afro-américains les plus défavorisés. D’autre part, les études qui se penchent sur le phénomène de l’incarcération sont, d’abord quantitatives. Comme Desmond, Alice Goffman met l’accent en ouverture sur l’impact de l’incarcération sur les opportunités des anciens détenus : discrimination sur le marché du travail, interdiction d’accès au logement subventionné, perte des droits civils. De plus, l’incarcération et ses conséquences de longue portée coupent les hommes de leur famille et contribuent à la déstabilisation des ménages.

Enfin, l’incarcération s’est accompagnée d’un système sophistiqué de surveillance dans les quartiers: caméra vidéos; hélicoptères; présence policière inversement proportionnelle au sentiment de sécurité de la population.

L’auteure s’interroge sur ces nouvelles formes de contrôle social et la manière dont ils affectent la vie des populations. De manière significative, les travaux ethnographiques datant des décennies précédentes, celles de l’augmentation massive de la criminalité et de la désorganisation sociale, mettaient l’accent sur l’absence des forces de l’ordre et le sentiment d’impunité qui prévalaient chez les trafiquants de drogue par exemple. C’était avant que la guerre à la drogue et les politiques de tolérance zéro soient déclenchées. La guerre à la drogue a débuté avant le développement de la consommation du crack-cocaïne qui fit des ravages pendant dans les inner-cities à la fin des années 1980 et dans les années 1990, ce qui détruit l’argumentaire faisant de la répression une réponse à un phénomène que l’arsenal pénal a bien plutôt contribué à construire.

À Philadelphie, ville où Alice Goffman mené ses enquêtes ethnographiques, la présence policière a été multipliée par 69% entre 1960 et 2000, passant de 2,76 à 4,66 policiers pour 10 000 habitants. L’auteure, après avoir rappelé que les travaux de Loïc Wacquant avaient démontré la nécessité de décrire le rôle de l’État dans cette régulation pénale de la pauvreté, déplace le questionnement. Elle réfléchit à partir de l’approche développée par Foucault dans Surveiller et Punir pour mettre en lumière les formes de résistance mobilisées face à l’omniprésence du contrôle policier et judiciaire dans le ghetto. C’est un climat de peur et de suspicion généralisée qu’elle décrit et non la production d’une autodiscipline.

La réflexion d’Alice Goffman s’appuie sur une enquête ethnographique menée durant six ans auprès d’un groupe d’une quinzaine de jeunes hommes sans-emploi, vivant dans un block quasi-exclusivement afro-américain et ayant décroché du système scolaire, «traînant» autour de la 6e rue. Ils sont dénommés les «6th Street Boys». Tenant le compte des perquisitions, arrestations, passages à tabac, elle montre l’omniprésence de cet environnement policier dans les pratiques et les représentations sociales. Dans le monde ainsi construit, les enfants jouent à des jeux de rôles où chacun apprend à se comporter en suspect et en policier, le langage carcéral s’infiltre dans les conversations et représentations des autres, jusqu’au sein de la famille. La «Call list» des personnes qu’un détenu est autorisé à appeler, désigne, par extension, les meilleurs amis, etc.

De nombreuses personnes sont ainsi «en cavale» (« on the run ») parce qu’elles sont inculpées de crime ou de vols, mais aussi pour des infractions mineures ou pour le non-remboursement de frais liés à la procédure judiciaire [3]. Dans ce contexte, l’auteur décrit un monde social où tout contact avec les autorités mais aussi les relations avec les proches et jusqu’à celles qui sont nouées avec les membres de la famille, sont travaillées par la perspective d’être incarcéré.

L’auteure décrit ainsi la manière dont l’ensemble des lieux, personnes et liens sur lesquelles un individu pouvait s’appuyer pour définir son identité sont transformés en autant de portes d’entrée potentielles vers la prison. Le lieu de travail mais aussi l’hôpital, les tribunaux et les relations avec la police évidemment: l’ensemble de ces lieux où la personne peut et doit être enregistrée quand elle se présente sont susceptibles de donner lieu à une interpellation pour non-respect du couvre-feu, manquement à la présentation lors de contrôles judiciaires comme pour des inculpations plus graves.

L’auteure décrit la façon dont un père est interpellé alors qu’il vient assister à l’accouchement d’un enfant, les réflexions sur la manière de gérer les conséquences d’une agression quand il n’est pas possible de porter plainte… sauf à être soi-même arrêté, etc. Même les relations avec les proches sont atteintes par la condition de fugitif. Ainsi, les femmes peuvent menacer les hommes de les dénoncer s’ils s’adonnent à certains comportements [4]. La dénonciation peut être une forme de représailles en cas de différent conjugal ou d’épisode de tromperie. Elle montre enfin comment cet ensemble de menaces conduit les jeunes hommes à cultiver une forme de secret et d’imprévisibilité dans leurs comportements et leurs déplacements, y compris avec leurs plus proches.

L’auteure ne s’arrête pas à cette analyse des contraintes qui pèsent sur les jeunes hommes du fait de cette emprise du monde carcéral sur la population des quartiers pauvres afro-américains. Comme Desmond, elle montre que des dynamiques d’interaction se conjuguent à ces contraintes et que la menace de l’incarcération sert aussi de justification à des actions qui auraient eu lieu de toutes façons. Reprenant des réflexions de Eliot Liebow – Tally’s Corner, Little, Brown, 1967 – sur les justifications que les hommes donnent pour rendre compte de leurs échecs, elle montre comment les jeunes hommes justifient leurs manquements aux obligations familiales et leur chômage par cet argument alors que d’autres éléments, parfois moins avouables pour eux, entrent en ligne de compte.

Elle en conclut que son travail confirme les thèses de Bruce Western – Punishment and Inequality in America, Russell Sage Foundation 2006 – selon laquelle la justice criminelle contribue à la transmission du désavantage social, et celles de Loïc Wacquant selon qui cette justice est un instrument de gestion des groupes dépossédés et déshonorés.

Elle ajoute que les populations, même les plus défavorisées des quartiers eux-mêmes les plus défavorisés, ne sont pas des victimes passives et impuissantes: elles résistent aux autorités ou les utilisent dans leurs différents. Opérant un déplacement par rapport à la thèse de Surveiller et Punir, elle fait également apparaître les failles du contrôle dans lesquelles s’insèrent les stratégies des acteurs. Surtout, elle montre que l’intériorisation des règles sociales est contreproductive pour des individus placés, à une large échelle, sous mandat d’arrêt et en situation de fugitifs.

Enfin, elle montre que la peur n’a pas été éradiquée par la surveillance, mais au contraire renforcée et diffusée par capillarité à l’ensemble des relations sociales. Plutôt que des prisonniers, les habitants du ghetto sont dépossédés des protections juridiques élémentaires par leur statut de fugitif, une situation que l’auteure compare à juste titre avec celle des 11 millions d’immigrants clandestins susceptibles d’être déportés et dont la situation n’a pas, à l’heure où les orientations du second mandat du Président Obama se dessinent, trouvé de début de solution politique.

Conclusion 

Ces recherches font apparaître un déplacement important de la perspective théorique sur les quartiers paupérisés afro-américains en Amérique du Nord. La catégorie de l’exploitation domine ces analyses, que celle-ci soit économique ou qu’elle soit liée à l’emprise d’acteurs publics ou para-publics. La différence n’est cependant pas absolue.

L’action des pouvoirs publics est souvent elle-même rattachée, en dernière instance, aux intérêts économiques de l’industrie carcérale qui parviennent à se faire entendre des décideurs aux niveaux local, national et fédéral. A contrario, la capacité de captation des acteurs marchands est liée à un manque de régulation des prêts, des assurances ou des salaires dans les secteurs où les femmes afro-américaines sont surreprésentées.

Ces formes d’exploitation ne sont pas directement rattachées à celles qui se déploient sur le marché du travail. Une piste de prolongement de ces réflexions serait justement de lier plus étroitement ces recherches avec celles qui sont faites sur la régulation des strates inférieures du marché du travail ; voir Sébastien Chauvin, Les agences de la précarité. Journaliers à Chicago, Seuil, 2010. La multi-dimensionnalité et l’articulation de différents secteurs de l’action (ou de l’inaction) publique comme le logement, l’emploi, la santé, la prison, seraient ainsi susceptibles d’une analyse plus systématique de cette notion et de son rôle dans le développement des inégalités sociales.

L’articulation des variables de classe, aujourd’hui dominante pour comprendre les inégalités, de race, toujours centrale dans la question de la pauvreté urbaine et de l’incarcération, de genre, dont les travaux ici commentés montrent l’importance et la force avec laquelle les institutions façonnent des «rôles» sociaux différenciés au sein des minorités, mais également de quartier, catégorie dominante dans l’analyse des problèmes sociaux. (Article publié le 8 janvier 2013 dans La Vie des Idées; Nicolas Duvoux est Maître de Conférence en sociologie à l’Université Paris-Descartes).

Notes

[1] « Racial Segregation and the American Foreclosure Crisis », American Sociological Review, October 2010 vol. 75 no. 5, p. 629-651.

[2] Lors d’une intervention pour la journée consacrée au 25e anniversaire de la publication du livre de William Julius Wilson, The Truly Disadvantaged qui s’est tenue à Harvard le 14 septembre 2012, Loïc Wacquant a évoqué un « redlining à l’envers », (le redlining est la manière de nommer les pratiques de délimitation des quartiers noirs et blancs par les agents immobiliers notamment. Ces pratiques assuraient la ségrégation dans les métropoles nord-américaines) pour rendre compte de l’investissement massif de forces économiques et institutionnelles dans ces quartiers, au détriment de la stabilité de leurs communautés.

[3] Comme cet article du New York Times l’illustre, la délégation à des acteurs privés du remboursement de ces frais renforce la probabilité d’être incarcéré et de contracter des dettes supplémentaires, même pour les personnes ayant écopé de peines mineures.

[4] Dans son enquête sur les femmes de prisonniers du pénitencier de Saint-Quentin en Californie, Megan Comfort a montré que cette ambivalence pouvait aller jusqu’à ce que certaines femmes disent préférer voir les hommes qu’elles aiment en prison plutôt que de devoir subir des abus de leur part, cf. Comfort Megan, 2008, Doing Time Together: Love and Family in the Shadow of the Prison. The University of Chicago Press.

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