Uruguay. Le «président normal» assure l’impunité des militaires criminels «normaux»

Fernandez Huidobro, avec l'état-major militaire
Fernandez Huidobro, avec l’état-major militaire

Par Ernesto Herrera

Tous le 20 mai de chaque année, des dizaines de milliers de personnes affluent vers le «Marche du silence» convoquée par les mères et les familles des disparus [1], sur la principale avenue de Montevideo : Avenida 18 de Julio [2]. C’est la seule action politique en Uruguay réunissant une vraie foule. Beaucoup y assistent pour accomplir un rituel mémoriel, qui concourt à un hommage. Mais ils considèrent que le thème est désormais clos. Beaucoup d’autres, néanmoins, croient que la question de l’impunité peut être reposée. Ils revendiquent la Vérité et la Justice. Ils exigent la fin de l’impunité. Ils condamnent le terrorisme d’Etat sous la dictature. La grande majorité d’entre eux sont des électeurs et électrice du Frente Amplio (FA) et adhèrent à son programme. Ils ont placé en lui leur espoir. Mais ils se sentent floués à ce propos. Et ils continueront de l’être. La nomination d’Eleuterio Fernández Huidobro comme ministre de la Défense par Tabaré Vazquez, le président récemment élu – qui prendra la succession de Pepe Mujica en mars 2015, et qui fut président entre 2005 et 2010 – en est la preuve [3]. Cela confirme que le gouvernement cherche à se défaire du «passé récent».

Sans doute. Fernandez Huidobro est la figure la plus exécrable de la dégénérescence politique et morale des Tupamaros officiels. Ses récentes attaques contre le Service paix et justice (Serpaj) et d’autres organisations de défense des droits de l’homme, ainsi que sa banalisation de la torture ont à nouveau montré son vrai profil. A cette occasion, il n’a pas hésité à disqualifier les militants qui le désignaient comme un artisan de l’impunité. Il a justifié les «amnisties» pour les crimes contre l’humanité, parce que «depuis le procès de Nuremberg toutes les guerres se sont terminées de la sorte» [entretien dans Busqueda du 24 décembre 2014]. Il y ajoute sa vision contre-révolutionnaire des luttes démocratiques dans le monde: les révolutions arabes qui ont renversé des dictatures, la résistance qui s’est levée contre la tyrannie en Syrie, les manifestations contre le pouvoir en Ukraine sont toutes, selon lui de manière évidente, des opérations «déstabilisatrices» promues et financées par des «agences impérialistes» et «des groupes nazis plus vieux que Hitler».

Personne ne devrait être trompé. Bien que sa seule trajectoire devrait susciter un rejet, Fernández Huidobro n’est pas le seul à être engagé dans la croisade en faveur d’un pacte entre des «combattants» du passé (ce qui inclut aussi bien les militaires que les guérilleros). Au même titre que d’autres, il aspire à «tourner la page» pour «intégrer dans la société» tous les «soldats de la patrie». D’autres «Tupamaros historiques» l’accompagnement dans cette croisade, avec en tête le président José Mujica, qui termine son mandat le 15 mars. Pour eux, quel qu’en soit le prix, ce n’est pas cher. Même si cela implique d’enterrer le droit à la Vérité et la Justice.

Lors de la fête nationale du 18 mai 2011, qui s’est tenue dans la ville de Las Piedras, dans le département de Canelones (un jour après avoir décoré de l ‘«Ordre de l’Armée» les anciens présidents Julio María Sanguinetti, Luis Alberto Lacalle, Jorge Batlle et Tabaré Vázquez), Mujica a affirmé sans hésitation: «Nous savons qu’il y a des douleurs cachées, des mères de disparus pleurant sur les os de leurs enfants, beaucoup de douleur et d’injustice, mais nous ne pouvons pas transférer aux nouvelles générations de militaires nos frustrations.» Aucune surprise. Sa volonté était bien connue. Et même un des piliers inconditionnels du camp progressiste l’admet: «Mujica aurait apprécié, depuis la présidence, de mettre un point final aux enquêtes sur le passé. Il aurait apprécié de libérer des «prisonniers politiques» [quelques militaires]. Il aurait apprécié de contribuer à tourner la page.» [4]

Il est encore temps de le faire. Jusqu’au 28 février, Mujica continuera en tant que chef de l’Etat. Il peut persévérer dans son effort. Il y a quelques jours, par la voix de Homero Guerrero, son secrétaire à la présidence, et avec le prétexte d’un rapport de la Croix-Rouge, il a de nouveau demandé que la justice accorde le bénéfice de la «résidence surveillée» pour les militaires de la dictature emprisonné dans la «prison pour VIP» de la rue Domingo Arena [5]. Cette fois, la demande a été refusée par un juge. Mais l’intention reste: «Au-delà du fait que Mujica jouit d’une immunité de facto dans ses déclarations, ce que ne détient pas Huidobro, on a entendu durant sa période de gouvernement, fort souvent, des affirmations favorables à tourner la page d’une «guerre» dont aucun «combattant» ne devrait rendre compte devant le pouvoir judiciaire.» [6]

Engagés dans la complicité entre les «loges» de militaires et celles d’anciens dirigeants Tupamaros, les gouvernements du Frente Amplio ont décidé de conserver l’essentiel de la structure politico-juridique qui garantit l’impunité, basée sur la Ley de caducidad dela pretension punitiva del estado (connue sous le nom de Loi d’impunité) [7]. C’est le prix à payer pour faire avancer un processus de «réconciliation» avec les Forces armées. Même si pour cela ils doivent reconnaître explicitement que la respectée Constitution de la République n’est qu’un bout papier jaunâtre. Tabaré Vazquez lui-même «a reconnu devant ses propres camarades qu’il ne voulait pas avoir affaire à des cabales en matière de défense». Et qu’il avait besoin «d’un interlocuteur parmi les sommets des Forces armées» [8]. Dès lors, le «mandat sacré» du président de la République énoncé dans la Constitution relève d’un véritable conte. Le commandant des Forces armées, c’est-à-dire le Président de la République, commande on ne sait quoi. Par conséquent, il délègue ce commandement.

A la fin de la réunion avec le «camarade ministre» (lundi 29 décembre 104, au siège du Ministère de la défense), la présidente du Frente Amplio, la doctoresse Monica Xavier (Parti socialiste), a affirmé qu’elle était «très heureuse» de l’issue de la réunion, a laquelle elle a participé, accompagnée par les trois vice-présidents: Juan Castillo (Parti communiste), Ivonne Passada (Mouvement de participation populaire) et Rafael Michelini (Nuevo Espacio), et par le secrétaire politique de la coalition (FA), Gerardo Rey. Les explications du ministre (sur ses attaques et insultes portées contre le Serpaj) furent écoutées, mais «en aucun moment» on a parlé de la «démission» de Huidobro comme le demandaient les organisations de défense des droits humains. Tabaré Vázquez le maintiendra dans sa fonction de ministre de la Défense. Le Conseil des ministres a donné son aval. C’est le ministre adéquat.. Il connaît la question militaire depuis l’intérieur et les militaires, comme il le dit lui-même, «m’adorent» [9]. Dans tous les cas, il y avait accord entre lui et le président élu pour, dans la polémique, «maintenir profil bas». Fernandez Huidobro ne fera pas d’autres déclarations sur cette question.

La réunion a servi à dissiper la «tourmente» créée dans le parti gouvernemental. Mieux dit : pour mettre un point final aux «contradictions» et, de fait, renforcer la position de Fernández Huidobro [10]. Néanmoins, les «réseaux militants» du Frente Amplio et quelques figures de «nouvelle politique» progressiste (comme la sénatrice Constanza Moreira et son groupe Casa grande) ont manifesté leur indignation et continuent de critiquer la gestion du ministre de la Défense. Tôt ou tard, ils se tairont. Parce qu’on le sait: ce club de simulateurs qui à quelques occasions manifeste une dissidence «sur la gauche» ou font appel à des «accords programmatiques» se couche sur des questions clés (économie, sécurité publique, politique sociale, les droits de l’homme, etc.). L’«unité du Frente Amplio», la carrière politique et les avantages matériels ont plus de valeur que tous les principes.

Début du pardon

Rien de plus banal. Durant la première administration de Tabaré Vázquez (2005-2010), la loi d’’impunité est restée intacte: le gouvernement aurait pu l’abroger – il disposait de la majorité parlementaire nécessaire –, mais il a préféré que, selon l’article 4e de la loi (qui donne au président le pouvoir de poursuivre et dénoncer à la justice, ce que les gouvernements précédents du Parti national et du parti Colorado s’étaient refusés à faire), quelques acteurs de la répression et putschistes soient jugés et que l’on commence à faire des fouilles dans les casernes afin de découvrir des restes de prisonniers disparus. Les choses n’ont pas changé lors de l’administration Mujica. La «Loi d’interprétation» – élaborée par certains secteurs du Frente Amplio – ne pouvait passer qu’avec la totalité des voix du parti. Ce que Mujica, de fait, empêcha. Par conséquent, la loi d’impunité reste en vigueur. Même l’arrêt de la Cour des droits de l’homme interaméricaine (CIDH) ne fut pas pris en compte [11].

Le malaise au sein des organisations des droits de l’homme était déjà palpable depuis un certain temps. Tant et si bien que les Mères et Parents de détenus disparus ont dénoncé non seulement le «vide aberrant» dans l’investigation des crimes de la dictature, mais y compris un «recul» dans la politique des droits de l’homme du gouvernement Mujica par rapport au gouvernement droitier de Jorge Batlle: «Le débat actuel nous déporte à la période antérieure à Batlle, car il rejette quelque chose de déjà réglé politiquement et scientifiquement: il n’y a pas eu une guerre, mais il y a eu un terrorisme d’Etat.» [12]

Pour Mujica, ce fut sans cesse son opinion que les forces armées pouvaient solder leurs «dettes du passé» [13]. Un euphémisme dont la traduction est: un coup d’Etat, 12 années de dictature, d’innombrables crimes. Ces «dettes», a déclaré son ami et secrétaire Alberto Breccia (1946-2014), devaient commencer à être pardonnées. Parce que «c’est un pays qui doit effectuer un travail fort important en matière de pardon.» Tout cela paraît logique. C’est en syntonie avec les vœux que Mujica a réitérés plus d’une fois. Son modèle est celui mis au point par Nelson Mandela (1918-2013) en Afrique du Sud pour solder les «dettes» du régime d’apartheid: vérité, repentance, réconciliation. Il pourrait également être le modèle appliqué en Angola, après la guerre civile sanglante: «la réconciliation comme oubli, la réconciliation comme pardon».

La nomination d’Eleuterio Fernández Huidobro (juillet 2011) en tant que ministre de la Défense a été une étape décisive vers ce «pardon». Pour tourner la page. «Je n’ai pas d’autre choix que de faire appel à un cadre de la vieille garde [des Tupamaros], car j’ai besoin de confiance politique et de capacités», a soutenu Mujica quelques jours avant d’annoncer sa nomination [14].

Fernandez Huidobro a récompensé cette confiance: «Je suis un soldat de Mujica et j’obéis.» [15] Dans son premier discours en tant que ministre de la Défense, il a plaidé pour «la dignité et le professionnalisme des forces armées». Il a dit que la pauvreté et la misère sont les premiers ennemis du pays: «C’est la seule guerre que nous reconnaissons.» Il a fait valoir que la défense nationale est une question de civils et de militaires et a déclaré que durant son mandat à la tête de ce portefeuille il n’effectuerait pas une «chasse aux sorcières». Il a déclaré: «Nous allons plaider pour que cette relation soit chaque jour plus proche. Que le peuple se sente partie prenante des forces armées et que les forces armées se sentent partie du peuple.» [16]

Le président du Centre militaire, le colonel à la retraite Guillermo Cedrez, en prenant connaissance de la nomination de l’ancien adversaire, a déclaré: «Ce n’est pas un outsider, c’est une personne qui a souffert et a passé par là à cause de son action de guérilla.» [17] Il a donc la légitimité d’un partenaire fiable. Comme en 1972, lorsque le Bataillon Florida était se réunit avec les commandants de l’armée pour négocier – suite à la débâcle politique et militaire du Mouvement de libération nationale-Tupamaros (MLN) – un «cessez-le-feu». Les antécédents de Huidobro parlent d’eux-mêmes. L’actuel ministre sait de quoi il en retourne au moment de passer un pacte avec les «combattants» de la tranchée opposée. Comme cela se fait dans toute «guerre».

Avec la matraque dans la main

En janvier 1971, on prit connaissance du Document N° 5 du MLN, un texte indiscutablement ayant un caractère stratégique. Au point 8, il est déclaré: «Les forces armées de certains pays ont montré que contre l’arriération des masses et en l’absence d’un fort prolétariat elles peuvent assumer un rôle d’avant-garde et de parti (dans la mesure où elles sont le secteur le plus puissant, le plus moderne, le plus vigoureux et le plus discipliné) dans la défense de la souveraineté, de l’indépendance et du développement. Par conséquent, les forces armées ne peuvent pas être disqualifiées massivement et ne peuvent pas renoncer à la politique en leur sein.» [18]

Jusqu’à l’élaboration du document n° 5, dit Jorge Zabalza [19], «dans le MLN(T) personne n’avait pas de doute au service de quels intérêts étaient les forces armées dans la société de classe». Parce que «le MLN(T) a toujours eu une politique très affinée en direction de l’armée, mais sans confusion sur son rôle dans le système ni d’attentes politiques erronées. Les Tupamaros ont été éduqués dans l’exemple de la guérilla cubaine qui a pris le pouvoir après avoir vaincu l’armée de Batista, c’est-à-dire une révolution faite «contre» les forces armées. En ce sens, le Document n ° 5 introduit la possibilité de faire la révolution «par» les forces armées, une idée qui a déterminé un changement très important parmi celles qui étaient discutées au sein de l’organisation.» [20]

Mujica et les militaires
Mujica et les militaires

Avec Mujica en tant que président et Fernandez Huidobro au ministère de la Défense, continue Zabalza: «La thèse du Document n° 5 semble avoir conquis d’importants espaces pour se mettre à planer et à se développer dans toute sa splendeur. De ses déclarations, il s’ensuit qu’ils continuent de penser la même chose, que les militaires sont en mesure de jouer un rôle de premier plan dans la défense de la souveraineté, de l’indépendance et du développement. Ceux qui restent fidèles à Marenales, Huidobro et Mujica sont convaincus que les changements sérieux ne peuvent se concrétiser qu’avec l’appui de ce parti discipliné et vertical, un autre géant stupide, mais habitué à obéir et à commander sans poser de questions et sans scrupule.» [21]

Le 9 février 1973 (lorsque le coup d’Etat était en gestation), les forces armées ont rendu publics les «communiqués 4 et 7». Ils ont été accueillis avec enthousiasme par le Parti communiste qui, par la voix de son principal théoricien Rodney Arismendi (1913-1989), a proposé un «front unique entre les salopettes, la soutane et les uniformes». Une position identique a été prise par Liber Seregni (1916-2004) et d’autres forces du Frente Amplio au même titre que la direction de la Convention nationale des travailleurs (CNT), hégémonisée par le stalinisme. Selon tous ceux-ci, la déclaration exprime l’existence d’un courant de pensée «peruanista» (progressiste) au sein des forces armées [une référence au gouvernement militaire nationaliste du Pérou de Velasco Alvarado, entre 1968 et 1975]. Il n’y avait qu’à les appuyer. Plus tard, les militaires eux-mêmes reconnurent que les communiqués mentionnés avaient servi à «neutraliser» la gauche sur la route conduisant à la dictature militaire. Et autre chose: que certains des thèmes économiques auxquels il était fait référence étaient le résultat des négociations avec les Tupamaros dans le Bataillon Florida [22].

Ce premier essai des Tupamaros a échoué. La tentative de «tupamariser» l’armée – à l’intégrer dans un processus de «développement national» – n’a pas eu lieu. Les négociations ont été coupées peu de temps après avoir commencé et le MLN a subi les répressions les plus barbares. Mais les temps ont changé. Les prisonniers politiques d’alors, brisés par la torture, désormais gouvernent et jouissent de la respectabilité que leur attribue leur fonction étatique. Alors que les forces armées ne sont plus «le bras armé de l’oligarchie», mais sont censées être «loyales» au pouvoir civil progressiste. Ce qui leur impose un mandat de «défense de la souveraineté» du pays. Les intérêts stratégiques vitaux (environnementaux, politiques, économiques) exigent «une coopération étroite entre civils et militaires», insiste Fernández Huidobro. Il s’agit d’établir un nouveau pacte ; sans projet subversif ni déviation golpiste. Tout cela en respectant l’«Etat de droit» et la démocratie de marché. Autrement dit, l’ordre qu’établit le capital.

En tant qu’élément clé de cet ordre, les forces armées comme institution de l’appareil d’Etat, ne doivent pas être la cible d’un questionnement permanent. Mujica et Fernandez Huidobro, comme symboles les plus emblématiques de la métamorphose extraordinaire des Tupamaros officiels, conçoivent, comme n’importe quel bourgeois ou général, ces mécanismes de la domination. Le président n’a pas mâché ses mots: «Le pouvoir exécutif est constitué quand il détient le Ministère de l’intérieur et le Ministère de la défense. Quand il a dans la main la matraque, alors il est constitué.» [23]

Le compromis progressiste

Pour eux, il est tout à fait décisif de «rétablir la confiance de la société dans ses forces armées». En commençant par «tourner la page» et en mettant fin aux «désaccords entre les Orientales [les habitants de la Province orientale de l’Uruguay, son nom effectif]». Cela en offrant aux «soldats de la patrie» «l’annulation de leurs dettes». Pour atteindre cet objectif, le rôle des anciens chefs de la guérilla a été fondamental. Y compris la droite n’hésite pas à le reconnaître: «Paradoxalement, il a fallu arriver à un gouvernement à la tête duquel se trouvait un ex-Tupamaro, comme José Mujica, et un ministre de la Défense issu du même courant – Eleuterio Fernández Huidobro et auparavant Luis Rosadilla [ex-Tupamaros, qui occupa le Ministre de la défense avant Huidobro, sous le gouvernement de Mujica] – pour que les militaires se sentent à l’aise et rencontrent des interlocuteurs crédibles de la coalition de gauche, étant donné leurs relations particulières «de militaires» [24].

Il est correct de l’affirmer. La métamorphose choquante de l’identité du MLN n’a pas atteint des centaines de militants, parmi lesquels quelques-uns qui ont participé à sa formation. Au contraire, ils ont préféré rompre avec le parti et continuer sur une orientation révolutionnaire. Ils n’ont pas signé l’acte de capitulation. Cependant, eux aussi sont la preuve vivante indéniable d’une «défaite stratégique» qui affecte non seulement des milliers d’activistes sociaux, mais aussi le processus de reconstruction d’une gauche anticapitaliste en Uruguay.

Il est évident que les Tupamaros officiels, qui ont des charges gouvernementales, ne portent pas la charge de toutes les fautes. Certes, ils s’étaient spécialisés dans toutes sortes d’intrigues factionnelles, d’opérations conspiratives et de méthodes policières. Mais avant tout, ils se sentent à l’aise dans le monde souterrain des égouts politiques, où s’opèrent pactes et trahisons, opérations qui se rétro-alimentent. Dans ce but, ce qui n’est pas nouveau, ils utilisent un «accord programmatique» qui leur donne de l’oxygène: l’accord du progressisme avec l’impunité. Ce qui fut assumé et remâché lors du Congrès du Frente Amplio de 2003. Dès lors, c’est ce dispositif anti-démocratique qui étaie aussi bien l’impunité du terrorisme d’Etat que le camouflage des bassesses qui se trament dans les égouts. Le progressisme, comme force politique de l’ordre bourgeois, est totalement responsable. Sans oublier que, comme sous les deux précédentes administrations, cela se poursuit avec l’appui de la majorité parlementaire. Autrement dit, on pourrait, si cela était proposé, abroger la Loi d’impunité.

Le mardi 30 décembre 2014, une petite manifestation (un peu plus de 250 personnes) s’est réunie devant le Ministère de la défense. Elle a été convoquée par l’Association des enseignants de l’école secondaire (Ades) et par la Fédération nationale des enseignants du secondaire (FENAPES) et appuyée par d’autres organisations sociales telles que Plenaria Memoria y Justicia et la Tendance classiste et combative. Les manifestants ont demandé la démission de Fernández Huidobro et la fin de l’impunité. Cette protestation a une valeur politique indéniable. Surtout quand une majorité de l’électorat vient de se prononcer «en faveur de la situation présente» qu’offre le Frente Amplio [25]. Une image qui ne peut mieux traduire les contrastes du champ politique. Le progressisme qui gouverne, s’appuyant sur une ample acceptation sociale et un consensus politique. La gauche qui résiste, très minoritaire, s’accroche pour lutter contre le «sens commun» actuel. (Montevideo, 2 janvier 2015, traduction A l’Encontre)

Ernesto Herrera est responsable de la publication Correspondencia de prensa.

______

[1] Le 18 juillet 1830, date de la première Constitution qui donne sa forme institutionnelle à l’indépendance de l’Uruguay (province orientale). (Réd. A l’Encontre)

[2] La marche rappelle le 20 mai 1976, lorsque furent assassinés à Buenos Aires les députés Zelmar Michelini (Frente Amplio) et Héctor Gutiérrez Ruiz (Partido Nacional), ainsi que Rosario Barredo et William Whitelaw (militants connus du mouvement tupamaro). Tous se trouvaient en exil. Le crime fut commis par les militaires uruguayens et argentins dans le cadre de la coordination répressive des dictatures du cône Sud (Argentine, Brésil, Chili, Paraguay, Uruguay) qualifiée plus tard comme «l’Opération Condor».

[3] Un des fondateurs du MLN-Tuparamos (Mouvement de libération nationale), prisonnier et otage de la dictature militaire. A sa sortie de prison (1985) et jusqu’au début des années 1990, Fernández Huidobro fut un des principaux porte-parole du MLN. Il abandonna ensuite le MLN et créa en 2006 le Courant action et pensée-liberté (CAP-L), allié du Mouvement de participation populaire (MPP, front politico-électoral de José Mujica). Fernández Huidobro a écrit Histoire des Tupamaros (diverses éditions en plusieurs langues).

[4] Adolfo Garcé, «Salio perdiendo», El Observador, 26 mars 2011. Garcé fut membre du Parti communiste d’Uruguay encore peu de temps après la chute du mur de Berlin.

[5] De 400 militaires et policiers qui ont été dénoncés devant la justice pour violation des droits humains durant la dictature militaire (1973-1985), seuls 15 ont été condamnés et sont détenus. La «prison spécial» où ils sont domiciliés a été construite durant le premier gouvernement de Tabaré Vazquez (2005-2010). Ils jouissent de tous les privilèges : visites, Internet, salle de fitness, soins médicaux. Et bien qu’ayant été condamnés pour atteinte aux droits de l’homme, ils continuent de toucher leur pleine retraite et ont le privilège de continuer leur ascension dans la hiérarchie militaire (un colonel condamné il y a cinq ans a aujourd’hui le grade de général avec l’augmentation de la retraite que cela implique.

[6] Ricardo Scagliola, «Ministro en el ojo de la tormenta», Brecha, Montevideo, 26 décembre 2014.

[7] Ratifiée par la majorité de l’électoral lors des publicistes de 1989 et de 2009.

[8] Voir note 6.

[9] Entretien avec Busqueda, op. cit.

[10] Ricardo Scagliola, «Demasiado verde» (le vert est la couleur de l’armée), Brecha du 2 janvier 2015.

[11] La Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) se prononça sur le cas de la disparition de María Claudia García – belle-fille de l’écrivain argentin Juan Gelman (1930-2014) et mère de Macarena Gelman, députée élue du Frente Amplio – a jugé que la «Loi de caducité était incompatible avec la Convention américaine et la Convention interaméricaine sur la disparition forcée de personnes, dans la mesure où elle pouvait empêcher les recherches et d’éventuelles sanctions contre les responsables de graves violations des droits humains».

[12] Entretien avec Ignacio Errandonea, Gimena Gadea y Eduardo Pirotto, Brecha, 20 mai 2011.

[13] Entretien dans Brecha, 25 février 2011.

[14] Cité par El País, 16 juillet 2011.

[15] Cité par La República, 16 juillet 2011.

[16] Cité par Uypress (Agencia Uruguaya de Noticias), 27 juillet 2011.

[17] Déclaration à El País, 19 juillet 2011.

[18] Document N° 5 du MLN, janvier 1971.

[19] Zabalza est un dirigeant historique des Tupamaros, prisonnier et détenue par la dictature militaire. Il quitta le MLN au milieu des années 1990. Il fut conseiller municipal du Courant de gauche (du Frente Amplio) et il est l’auteur du livre Raúl Sendic, el tupamaro, su pensamiento revolucionario (Ed. Letraeñe, Montevideo, 2010). Actuellement, il se situe dans le camp de la gauche anticapitaliste en opposition au gouvernement du Frente Amplio.

[20]Jorge Zabalza, «Relaciones Íntimas», Voces, 28 juillet 2011.

[21] Ibídem.

[22] Alfonso Lessa, El pecado original. La izquierda y el golpe militar de febrero de 1973, Ed. Sudamericana, Montevideo, 2012.

[23] Entretien dans La Diaria, 19 mars 2013.

[24] Fernando Amado, Bajo Sospecha. Militares en el Uruguay democrático. Sudamericana, Montevideo, 2013. Il est député du parti Colorado.

[25] Le 30 novembre 2014, le résultat des élections fut le suivant. Le ticket présidentiel du Frente Amplio, Tabaré Vázquez-Raúl Sendic, a obtenur 1’229’983 suffrages (53,6%); et le ticket du Parti national, Luis Lacalle Pou-Jorge Larrañaga, 943’524 (41,1%). Il y a eu 59’406 votes annulés (2,6%) et 62’789 blancs (2,7%).

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