Pérou. Une grève exemplaire et victorieuse des enseignant·e·s

Pedro Castillo

Entretien avec Pedro Castillo
conduit par Tito Prado

Nous publions ci-dessous une analyse de la grève à durée indéfinie des enseignant·e·s de quatre régions du Pérou – Sute Cusco, Pasco, Lima Provincias y Lambayeque – qui a été menée, durant près de deux mois, par des structures de base du syndicat, coordonnées entre elles. Elle a réussi à coaguler différents secteurs sociaux tels des syndicats de travailleurs, des paysans défendant le droit à l’éducation pour leurs enfants et combinant le soutien à la lutte des enseignants avec le combat pour la protection de leur territoire face aux projets de l’industrie minière. Une expérience qui, au-delà de ses spécificités, démontre l’émergence d’un syndicalisme d’action directe apte à développer un programme d’ensemble et à négocier tout en gardant mobilisée sa «base». (Rédaction A l’Encontre)

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La place centrale de San Martin à Lima, capitale du Pérou, est devenue l’épicentre d’une grève des enseignants qui a entraîné une crise politique dont les résultats sont encore imprévisibles. Environ 40’000 enseignants accaparent quotidiennement l’emblématique place qui porte le nom du libérateur argentin [1].

La grève touche l’ensemble du territoire national péruvien à l’exception de Cuzco. Cette dernière a été la première ville où la grève s’est déclenchée, mais aussi la première à y mettre fin: après avoir tenté de briser la grève pendant deux mois, le gouvernement a fini par conclure un arrangement avec les enseignants. L’impact de cette grève a été tellement puissant qu’il a aiguillonné le syndicat tout entier et que les enseignant·e·s de Lima ont également fini par se joindre à la grève dans un processus d’ensemble qui a débordé la direction officielle. Celle-ci est constituée par le Comité exécutif national (CEN) du Syndicat unitaire des travailleurs de l’éducation du Pérou (SUTEP), qui est entre les mains de Patria Roja [Parti communiste du Pérou, dont le nom Patria Roja a été adopté et ajouté au PCP, suite à une rupture en 1969], un parti de la «vieille gauche» qui a des pratiques sectaires et bureaucratiques.

Près de 300’000 enseignants du Pérou ont fait grève occupant les écoles, des places et de rues dans une gigantesque mobilisation qui a sensibilisé le pays non seulement en ce qui concerne leurs revendications légitimes mais également sur la situation de l’éducation publique, cette lutte obtenant ainsi 70% du soutien citoyen. Tout comme la lutte contre le projet minier CONGA [extraction du cuivre et de l’or dans la Région de Cajamarca, au nord du Pérou qui a suscité et suscite une large opposition de la population] avait permis de faire connaître ce thème, la grève des enseignants a mis la question de l’éducation au centre du débat national.

Il suffit de signaler que seuls 3% du PIB sont consacrés à l’éducation au Pérou, alors que tous les pays avoisinants y consacrent au moins 6%. Cuba est au premier rang avec 13% du PIB investi dans ce secteur. La Bolivie d’Evo Morales investit 6,9% dans l’enseignement, avec des résultats visibles. Depuis 2001, dans le cadre d’un Accord national, l’ensemble des partis avait accepté de viser le taux de 6% pour l’éducation, mais ce but n’a jamais été atteint. Or, dans le même temps les grandes entreprises transnationales ont bénéficié de remises de milliers de millions de soles [1 dollar = 3,25 soles], soit suite à des dettes impayées, soit grâce à des exemptions fiscales. Sans compter les autres milliers de millions qui finissent dans des caisses privées suite à la méga-corruption mise en évidence lors de l’opération Lava Jato [«lavage exprès», initié au Brésil, par la firme de construction Odebrecht, qui s’est étendu dans l’ensemble de l’Amérique du Sud, voir à ce propos l’article publié sur ce site en date du 3 mars 2017].

Les salaires des enseignants sont parmi les plus bas de la région, pour la plupart ils se situent entre 200 à 500 dollars, alors que la rémunération minimum vitale se situe à hauteur de 4050 soles (quelque 1320 dollars), qui est la somme que réclament les enseignants. Le vieil argument des secteurs dominants est qu’il n’y a pas d’argent. Il n’y en a pas maintenant, mais il n’y en a pas non plus eu au cours des 10 ans de prospérité, lorsque les exportations de produits miniers remplissaient les caisses de l’Etat. En réalité ce qui manque c’est la volonté politique d’éduquer le peuple.

Les enseignants en grève sur la place San Martin à Lima

Les enseignants revendiquent entre autres aussi une modification des évaluations, qui sont devenues un facteur d’instabilité du travail. Toutes leurs revendications ont pour objectif de récupérer des droits et de la dignité.

Comme la grève s’est développée à contre-courant de la direction officielle, son développement reflète des difficultés liées au manque de centralisation, même si les SUTEP locaux et régionaux se sont dotés d’un Comité national de lutte. Comme tout organisme jeune et animé de l’ardeur de la lutte, ce Comité a tardé à se stabiliser. C’est la raison pour laquelle le gouvernement a essayé d’ignorer ses dirigeants qui étaient représentatifs mais qui n’étaient pas officiellement reconnus comme l’était le CEN du SUTEP. Ce dernier s’est efforcé de jouer le rôle de pompier pour éteindre la grève et a cherché à délégitimer le Comité auprès des militants de base en l’accusant d’avoir des liens avec le terrorisme, et ce malgré les précisions très claires apportées par les dirigeants en ce qui concerne les groupes violents.

Tout au long de la mobilisation, les manœuvres du gouvernement – de Pedro Pablo Kuczynski dont le mandat a commencé en juillet 2016 – consistaient, d’une part, à stigmatiser et à réprimer la grève et, d’autre part, qu’il était prêt au dialogue, mais pas avec Pedro Castillo, le dirigeant suprême de la grève.

Ce dernier est enseignant à Chota, une province de Cajamarca, au nord du pays, où les rondes paysannes – auxquelles Pedro a participé – sont devenues célèbres parce qu’elles ont constitué un rempart contre la délinquance et aussi contre le terrorisme dans les années 1990.

En faisant preuve d’un manque de critères et de gestion politique, le gouvernement de Pedro Pablo Kuczynski a laissé le «paquet» de la grève entre les mains de la ministre de l’Education, Marilu Martens [qui jouit d’un niveau de popularité fort bas:environ 75% des personnes interrogées sont en faveur de sa démission], tâche qui était clairement au-dessus de ses compétences.

Marilu Martens, ministre de l’Education

Lorsque la médiation de différents groupes du Congrès a poussé pour un dialogue, la ministre a fait attendre pendant cinq heures la délégation des enseignants au premier étage du ministère de l’Education alors qu’elle était enfermée dans son bureau au 12e étage. En l’absence de dialogue direct, les négociations ne pouvaient passer que par la médiation des congressistes, ce qui a donné lieu à d’innombrables allées et venues. Finalement, ce qui apparaissait comme une conclusion satisfaisante s’est brisé face au manque de flexibilité en ce qui concerne la gestion fine des accords conclus qui donnaient clairement un goût de victoire pour les enseignants en lutte.

Le ministère de l’Education s’engageait à respecter la promesse électorale du président en haussant le minimum salarial à 2000 soles (quelque 620 dollars) avec le compromis de «gérer» de manière à atteindre seuil budgétaire donné en 2021. La délégation des enseignants demandait que l’on établisse un calendrier pour atteindre cet objectif et qu’on n’en reste pas à la seule «gestion». Ils exigeaient également que l’accord soit valable pour tous les enseignant·e·s à partir de 24 heures hebdomadaires de classe et non seulement pour ceux ayant 30 heures hebdomadaires de cours. En ce qui concerne le budget de l’éducation le ministère de l’Education acceptait de l’augmenter de 6% pour 2021, mais sans calendrier d’application, ce qui pouvait laisser craindre que cela ne dépasse pas le stade des bonnes intentions.

Le principal point de controverse a surgi lorsqu’on a abordé le thème de l’évaluation des enseignants. Celle-ci est liée au concept de «méritocratie», c’est une manière d’exiger de la qualité éducative sans la contrepartie de pouvoir compter sur des salaires dignes et une éducation publique prise en charge de manière correcte par l’Etat. Et le pire c’est le fait que l’évaluation est liée à la continuité de l’enseignant à son travail. Estimant que ce type d’évaluations représentent une porte ouverte à des licenciements, les enseignants demandaient que l’évaluation ne soit pas punitive mais formatrice. C’est là qu’il y a eu le piège qu’une attitude réellement réceptive aurait pu débloquer. Le dialogue s’est rompu, et chacun est retourné sur ses positions.

Actuellement on traverse une période de définitions de la politique gouvernementale. En effet, le gouvernement, assez secoué par la grève, cherchera à inverser son isolement en essayant de récupérer le «principe d’autorité» grâce à un accord avec la classe politique qui accuse les dirigeants d’être intransigeants et radicaux. De leur côté, les enseignants élargissent leur lutte et organisent une journée nationale de grève et de mobilisation de 24 heures avec la Confédération générale des travailleurs du Pérou (CGTP). C’est ainsi que la grève entre dans une dynamique plus confrontationnelle, où il sera fondamental de pouvoir compter sur le soutien de la population, en particulier celui des parents et des élèves.

La droite et ses médias ne cachent pas leur stratégie: elle consiste à acculer les enseignants en déclarant que les évaluations ne sont pas «négociables» et en faisant pression sur la grève avec des mesures de sanction (réductions de salaire et licenciements) pour qu’elle se délite à partir de la base pour ensuite passer à des actions punitives contre les dirigeants et vaincre le mouvement. Les dirigeants de la grève, de leur côté, ont deux options: soit ils proposent de lever la grève pour consolider les acquis obtenus jusque-là, sans réductions ni licenciements, soit ils choisissent de continuer, en faisant confiance au fait que la force de la grève augmentera plutôt que de diminuer. La journée du 24 août 2017 sera décisive.

Tito Prado: Il y a beaucoup d’intérêt, non seulement au Pérou mais aussi en Amérique latine, et même ailleurs dans le monde, à connaître de première main les motivations de cette grève qui a acquis une importance à un niveau international. Pourriez-vous nous expliquer brièvement quelles sont les raisons fondamentales de cette grève et pourquoi elle s’est développée en marge de la représentation officielle du syndicat?

Pedro Castillo: Bonne soirée et merci de m’offrir cet espace, depuis le Pérou, pour saluer tous les pays d’Amérique latine et du monde entier. Je m’appelle Pedro Castillo, et je dirige cette grève nationale à durée indéterminée, unique et historique au Pérou. Pendant plus de 40 ans, le syndicat officiel, appelé le Comité exécutif du SUTEP, a été entre les mains d’un parti politique appelé Patria Roja, et chaque fois qu’ils sont descendus dans les sections locales, dans la base réelle, ils ont perdu leur représentativité parce que leur objectif était clairement politique. Ces dernières années, le CEN a été focalisé sur les élections et a négligé d’agir en tant que syndicat. Dans ce contexte, lorsque différentes réformes éducatives ont été appliquées dans le pays, parmi lesquelles la loi de réforme de l’enseignement (Reforma Magisterial), l’appareil du CEN du SUTEP n’a pas réagi comme l’espéraient les enseignants.

Il ne restait donc pas d’autre alternative que de faire appel directement aux syndiqué·e·s à la base, à s’adresser à ces mêmes instituteurs/institutrices que nous côtoyons en permanence et avec lesquels nous sommes en contact direct. nous n’avons jamais brisé le lien de travail avec nos élèves et les pères de famille. Il n’y avait pas d’autre solution que de nous auto-convoquer pour affronter le harcèlement des gouvernements qui veulent surtout des enseignants bon marché et qui ne se soucient pas du tout de l’éducation publique. C’est ainsi qu’on a commencé à organiser des réunions dans les écoles, des rencontres avec des noyaux d’écoles proches, avant de passer à des assemblées à niveau des districts, puis au niveau de la province, puis des assemblées et de conventions régionales, des évènements macro-régionaux et finalement une assemblée nationale de lutte pour décréter et approuver la grève nationale à durée indéfinie qui a commencé le 12 juillet de cette année.

Cet appel représente une problématique qui peut être synthétisée en 7 points.

Le premier point est qu’il faut défendre l’éducation publique car tout au long de ces années passées les gouvernements ont prouvé leur manque de volonté politique à augmenter le budget destiné à l’éducation. Il est honteux qu’au niveau de l’Amérique latine nous ayons un budget inférieur à 3% du PIB, ce qui a pour conséquence que les professeurs sont mal payés, que des maîtres sont engagés selon un autre régime d’emploi, que les auxiliaires d’éducation sont oubliés, que des enseignants au chômage et retraités sont réduits à demander l’aumône, que l’infrastructure éducative est en train de tomber en ruine, et enfin que les élèves sont abandonnés, avec du plomb dans le sang [le plomb pénètre dans l’organisme par voie digestive – type aliments et qualité eau – ou par inhalation des poussières contaminées], affamés au point de s’endormir en classe, et l’absence d’armoires scolaires [pour y disposer leurs affaires et non pas les emporter chaque jour avec des kilomètres à parcourir].

Par ailleurs je rappelle que dans l’Accord national conclu pendant le gouvernement d’Alejandro Celestino Toledo [président de 2001 à 2006, accusé de corruption – trafic d’influence – pour des sommes de plusieurs millions de dollars, condamné à la prison, il «s’exile» aux Etats-Unis et ne sera pas expulsé] et que Pedro Pablo Kuczynski était ministre de l’Economie, il avait été convenu que le budget de l’Education serait augmenté à 6% du PIB. Mais que cela est resté au niveau des promesses. Il n’y a pas de volonté politique de respecter cet engagement. N’importe qui dans le pays vous dira qu’il n’est pas d’accord que les enseignants ne perçoivent que des des salaires de misère. C’est la raison pour laquelle nous demandons que le salaire minimum des enseignants soit l’équivalent d’une Unité de la taxe fiscale (UIT) sur le revenu – qui est fixée pour 2017 à 4050 soles – mais pas immédiatement, car cela doit être élaboré dans un comité de dialogue dans lequel nous exigeons que l’on établisse un programme d’investissement jusqu’au bicentenaire (28 juillet 2021), avec un calendrier annuel comportant des montants et des dates clairs.

Les professeurs sous contrat n’ont pas de normes contractuelles cohérentes, on réduit leurs droits selon leur durée de scolarité et à Noël ils ne disposent d’aucune allocation; s’ils tombent malades entre janvier et février, on réduit leur droit à l’assurance sociale de santé (ESALUD). On ne reconnaît pas leur temps de service, leur maîtrise, leur master spécialisé ou leur doctorat. Le professeur sous contrat effectue le même service qu’un professeur nommé, nous exigeons donc qu’à travail égal on accorde une rémunération égale. Il existe aussi une dette sociale, car au cours des années 1990 on a retiré aux enseignants un droit, puisqu’ils ne sont plus payés pour leur préparation pour les classes. Ainsi l’enseignant est obligé de faire recours au pouvoir judiciaire pour faire reconnaître ce qu’on lui doit. Nous exigeons que la dette sociale soit respectée sans nécessité de recourir à la justice et que le gouvernement crée un fond spécifique pour effectuer ces paiements.

En ce qui concerne le cahier de revendications, quelle est votre appréciation sur ce qui a été obtenu jusqu’à maintenant?

Mon appréciation est négative. D’abord parce que la ministre de l’Education a refusé de discuter avec nous, sous prétexte que nous ne sommes pas des enseignants qui représentent le magistère. Or, le magistère est paralysé à 100%. Ce qui se passe c’est que la ministre a toujours négocié avec son propre syndicat qui est entre les mains du CEN du SUTEP et donc lié à Patria Roja. Ils prétendent détenir la légalité, mais la légalité doit être en fonction de la légitimité; autrement dit, si les enseignants sont avec nous, c’est nous qui avons la légitimité. On doit reconnaître notre représentativité afin qu’on puisse gérer notre cahier de revendications. Je représente les 25 régions du pays, chaque région a élu son représentant régional par vote universel, c’est-à-dire un vote par enseignant. Ce sont les enseignants qui ont organisé l’élection pour être représentés dans ce Comité de lutte et c’est ainsi que nous avons approché le ministère de l’Education, mais nous avons dû opter pour la formation d’une commission de médiation composée des porte-parole des groupes du Congrès pour chercher une issue à ce problème.

Le fait que vous n’ayez pas été reçus par la ministre et qu’il n’y a pas eu de contact direct avec elle, vous a particulièrement gêné?

Oui, cela révèle un manque de respect non seulement à l’égard des enseignants mais à l’égard de tout le pays. La ministre de l’Education reçoit sa paye grâce au peuple péruvien, et par respect et par dignité elle devrait prendre la peine de nous recevoir et de s’entretenir directement avec nous. Il faut pouvoir dialoguer pour résoudre les problèmes. Cela ne signifie pas qu’on puisse exiger de résoudre immédiatement le problème, dans une négociation on peut céder des choses de part et d’autre.

Y a-t-il une possibilité de renouer le dialogue?

Oui, nous avons contacté diverses instances ainsi que les groupes du Congrès. Par ailleurs, nous cherchons à établir une relation directe avec l’exécutif, avec la présidence du Conseil des ministres (PCM). Nous sommes à la recherche d’un espace d’ouverture au dialogue. Nous nous battons contre la version qui veut que les enseignants soient opposés aux évaluations. Nous expliquons que dans l’article 23 de cette loi de réforme de l’enseignement, on précise que l’évaluation des enseignants est une condition pour leur permanence dans la carrière. Nous, les enseignants, exigeons d’être évalués de manière permanente, mais il faut que ce soit une évaluation formatrice, contextualisée selon la réalité des populations et non une décision faite depuis un bureau. Les évaluations actuelles sont faites dans des conditions qui ont pour but de licencier, de laisser des milliers d’enseignants à la rue, de nous entraîner dans un précipice.

Pendant la grève, quel rôle joue le CEN du SUTEP?

Il s’est contenté de chanter la même chanson que le ministère de l’Education, il a adopté un rôle de comparse, car rien ne les différencie au moment où l’orientation néolibérale est en train de se renforcer. Dans ce contexte, il s’est borné à diaboliser la grève, en affirmant que nous ne sommes pas reconnus, que nous ne sommes qu’une minorité, et ils nous attribuent toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Or, toutes ces affirmations ont été démenties.

«Ronderos» défendant leurs terres face à l’industrie minière

Nous sommes en train de démontrer que nous ne sommes pas tels qu’ils nous dépeignent. Il nous semble important de clarifier que nous ne sommes pas ce qu’on nous accuse d’être, tout comme nous l’avons montré lorsque nous avons été reçus par les groupes du Congrès et par le ministère lui-même. On a par exemple prétendu que nous faisions partie d’une fraction radicale, que nous avions des liens avec des mouvements radicaux du genre Sendero Luminoso («Sentier Lumineux»). Personnellement je suis originaire de la province de Chota (dans la région de Cajamarca), qui est le berceau des rondes paysannes qui ont essaimé dans le pays. Outre le fait d’être enseignant, je suis «rondero» (participant aux rondes paysannes dans la région de Cajamarca pour la défense du territoire face aux projets miniers), je travaille avec les enfants des «ronderos» mon père et mes frères le sont également. Je fais mon tour de ronde. Là il n’y a pas d’espace pour ces options radicales. Au contraire, nous avons contribué à la pacification du pays.

Nous confirmons ici que nous ne sommes pas favorables à la violence, nous ne sommes pas des groupes «radicaux», car avec cette grève nationale à durée indéterminée nous avons également nettoyé notre syndicat. Dans cette grève il n’y a pas d’opportunités pour des caudillos, pour des opportunistes. Derrière cette grève il n’y a pas d’intérêts personnels, ni sociaux ni politiques; par contre nous nous démarquons par rapport à ceux qui trahiront toujours notre cause, qui ont vendu nos grèves.

Quelles tâches resteront à effectuer après la grève? Car de fait une nouvelle direction a surgi à niveau régional et national.

Nous devrons réfléchir à cela plus tard. Actuellement nous sommes focalisés sur la grève, il faut faire accepter notre cahier de revendications. D’abord il y a nos élèves et ensuite, si les bases nous le demandent, nous allons convoquer un Congrès national et il faudra réfléchir à l’avenir, l’organisation et l’institutionnalisation de nos corporations. Nous sommes respectueux, on nous a chargé de diriger cette grève, mais je suis un enseignant, et nous allons revenir dans nos classes et nous démontrerons que nous sommes en train d’accomplir les tâches dont on nous a chargé. Et il faudra demander aux enseignants du pays de rester fermes, non seulement dans la rue mais aussi dans cette grande unité.

Le gouvernement a tenté de vous discréditer en vous accusant d’être des groupes radicaux pour délégitimer la lutte et il n’a pas réussi. Quelle est la réponse la plus irréfutable à cette attaque?

Chaque fois que le gouvernement a utilisé ces attaques, il a nourri et renforcé notre unité, parce que ce sont des mensonges. Nous pensons qu’il est également important de souligner que ceux qui s’expriment dans les médias pour dire que nous avons tort n’ont jamais fréquenté une école rurale ni suivi une éducation publique. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas que les enseignants qui ont participé à cette lutte: ils ont été rejoints par de jeunes universitaires, des professionnels, des groupes ethniques, la Confédération générale de travailleurs du Pérou – CGTP, les rondes paysannes, mais aussi les pères de famille et nos propres étudiants, qui étaient avec nous dans tous les coins du pays. Lorsqu’on se bat pour une juste cause du peuple, on n’est pas seul. Mais malheureusement il faudra également responsabiliser le gouvernement, qui a non seulement diabolisé notre grève, mais c’est aussi à cause de lui que nous avons perdu deux enseignants en cours de route, une dans un accident de circulation et un autre qui a subi un infarctus en se rendant à Lima. Il y a aussi plusieurs enseignants hospitalisés. Au Pérou, lorsque les travailleurs et travailleuses sortent dans la rue pour réclamer leurs droits, on les accuse d’être des terroristes, des violents, mais lorsqu’ils participent à des campagnes politiques ou à une élection, ils sont considérés comme des citoyens.

La signature de l’accord: «deux mondes»

A quelle étape se trouve la grève?

Nous pensons que nous sommes arrivés à l’apogée. Il faudra voir comment se déroule la grève pendant cette semaine. Si le Comité national de lutte constate qu’on ne nous a pas écoutés, nous n’écartons pas la possibilité de nous soumettre à une grève de la faim. Nous demandons aussi aux enseignants de rester fermes. Nous pensons qu’il est important que nos revendications, qui sont justes, débouchent sur une solution.

Un dernier message aux enseignants de l’Amérique latine?

Nous remercions les enseignants du Chili, de l’Argentine, de la Colombie, du Brésil et de l’Equateur pour leur solidarité. Nous pensons qu’il est important que les enseignants de l’Amérique latine se réunissent pour discuter et nous appelons tous les enseignant·e·s, non seulement d’Amérique latine mais du monde entier à rendre compte de nos expériences et à nous rejoindre, car c’est un moment où les frontières nationales ne doivent pas nous isoler. (Article publié sur le site Portal de Izquierda en date du 24 août 2017; traduction par le site A l’Encontre)

Tito Prado est dirigeant national du mouvement Nuevo Perú

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[1] José de San Martin:1778-1850, né à Yapeyú, une réduction guaranie qui sera intégrée à l’Argentine, va mourir en France; il est l’un des trois héros de ladite indépendance latino-américaine avec Simon Bolivar et Bernardo O’Higgins Riquelme. (Réd. A l’Encontre)

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