Nicaragua. La guerre du pouvoir contre les rebelles

La «Marche des ballons blancs» le 9 septembre 2018

Par notre correspondant
à Managua

1.- Le Nicaragua traverse des temps d’inquiétude, un tourbillon d’incertitudes après presque cinq mois de crise sociopolitique. Les mobilisations sociales ont irrité à l’extrême le régime. Ortega est blessé, mais comme un félin blessé, il se bat pour sa survie politique. Un autre dirigeant, s’il n’était pas Ortega, aurait démissionné pour beaucoup moins face aux attaques impétueuses, sociales et médiatiques, contre lui.

2.- On estime qu’entre le 12 avril et le 29 août, 1054 millions de dollars ont été retirés des comptes bancaires, dont la plupart (763 millions de dollars) ont été retirés en dollars, en plus des 8430 millions de cordobas, soit 291 millions de dollars supplémentaires, soit 18,7% des dépôts enregistrés en date du 12 avril. Conclusion: une fuite massive de dépôts.

3.- La fuite des capitaux est directement liée au conflit politique qui ruine le pays. Les banques privées du Nicaragua, deuxième pays le plus pauvre d’Amérique latine, n’ont pas les liquidités nécessaires pour faire face à une fuite accélérée des devises, ce qui obligera la Banque centrale à recourir aux réserves internationales pour faire face au manque de devises étrangères.

4.- L’agence de notation Fitch Ratings met en garde contre les effets de la prolongation de la crise : «L’incertitude persiste et ne se profile pas une normalisation de l’environnement opérationnel pour les institutions financières, ce qui les maintient toutes sous surveillance négative.»

5.- La situation socio-économique ne s’améliorera pas tant que D.Ortega et R.Murillo resteront au pouvoir en raison de la répression et de la criminalisation de la protestation. La jeunesse n’a aucune perspective avec le maintien au pouvoir de ce gouvernement.

6.- L’implosion économique du Venezuela s’est répercutée de manière fort négative sur le Nicaragua qui a perdu sa subvention pétrolière. Jusqu’à présent, le type de crise économique a un aspect particulier (circonscris) pour le Nicaragua, mais un approfondissement pourrait affecter, par divers biais, les autres pays d’Amérique centrale.

7.- La crise économique aggrave rapidement la situation pour tous, principalement pour des composantes desdites classes moyennes et de la petite-bourgeoise (enseignants, petits et moyens commerçants, professionnels-professions libérales, PME et les TPE) qui craignent leur paupérisation. Les mises à pied et les réductions d’effectifs touchent des milliers de personnes. Personne ne peut parier sur la paralysie du pays, car sa reconstruction coûterait beaucoup plus cher.

8.- Certains membres du cercle proche du pouvoir effectif estiment que la crise d’avril n’aurait jamais dû se produire. Ils affirment que c’est arrivé juste au moment où Rosario Murillo a engagé l’offensive contre les protestations des étudiants (18 avril). L’opération répressive mise en œuvre est considérée comme une grave erreur politique qu’ils tentent maintenant de masquer en disant que les manifestations civiques et sociales pacifiques font partie d’un coup d’Etat.

9.- Au sein des «élites» dirigeantes n’existe pas la volonté politique nécessaire pour relever avec détermination et courage le défi consistant à combattre le système généralisé de la corruption. Cette corruption généralisée et institutionnelle inclut actuellement l’appareil d’Etat et de larges secteurs de la société. La crise d’avril a clairement montré une rupture générationnelle, un épuisement des partis traditionnels, qui font de la figuration.

10.- Ces mois, d’avril à septembre 2018, représentent une éternité de tensions inévitables parce que la crise suscite une grande d’instabilité qui ne convient à personne (aussi bien pour ceux qui sortent ou qui veulent entrer dans le pays). Nous vivons une sorte de vide du pouvoir, dans lequel les décisions du gouvernement n’ont pas objectifs et ne font pas sens pour le développement du pays.

11.- Dans la transition – de février à avril – de 1990 [passage du pouvoir du FSLN à Violetta Chamorro qui gagne les élections avec 54,7% des suffrages, appuyée par l’Union nationale de l’opposition (UNO), face Daniel Ortega qui réunit 40,8%; la démobilisation de la contra a été négociée et aboutit en avril; Umberto Ortega reste à la tête de l’armée], la règle non écrite indiquait qu’il s’agissait d’un passage d’un groupe de pouvoir à un autre. Cependant, dans les circonstances actuelles, le système autoritaire, une fois démoli, doit être remplacé par un système républicain et démocratique complètement différent, ce qui impliquera des changements beaucoup plus profonds.

12.- Le mouvement socio-politique d’avril 2018 a été précédé par la répression d’autres manifestations sociales menées par des paysans dans leur lutte contre la concession du canal transatlantique, ainsi que par des travailleurs et travailleuses des zones de libre-échange en quête de meilleurs salaires et de démocratie syndicale. Le gouvernement a également réprimé les protestations des mineurs de La India Mine et d’El Limón; de même que des personnes âgées qui réclamaient une sécurité sociale et des étudiants qui ont protesté contre l’apathie du gouvernement face à l’incendie – en avril 2018 – de la réserve naturelle Indio Maíz (située en bordure du fleuve San Juan et d’une superficie de 2640 km2).

13.- La police, la police antiémeute, les bandes pro-gouvernementales (les soudards ou saboteurs) ont été chargées de réprimer ceux et celles qui ont participé à différents mouvements sociaux. Le pays connaît un manque complet de démocratie et la répression constante des mouvements sociaux. Les impacts de la réponse violente du gouvernement Ortega-Murillo ont déjà commencé à endommager, étape par étape, le tissu social qui a fini par se déchirer. Or, pendant des années il fut le soutien de la vie nationale.

14.- Le mouvement d’avril est né dans un contexte d’intolérance et d’autoritarisme dans lequel le gouvernement Ortega-Murillo contrôlait toutes les sphères de la vie publique, en plus d’infiltrer et de démanteler tout mouvement social, syndical, paysan et étudiant.

15.– La lutte sociopolitique actuelle se situe en dehors des partis politiques qui ne font que de la figuration. Il s’agit d’un processus d’auto-organisation des jeunes, une auto-organisation des personnes âgées et des adultes qui soutiennent les jeunes luttant pour la justice et la démocratie.

16.- Cela ne signifie pas que de ce processus va émerger «automatiquement» une organisation qui disposerait d’une orientation étayée. L’élément fondamental de ce processus est qu’il se déroule de manière embryonnaire, dans la pratique, réside dans l’existence, déjà, d’ éléments initiaux d’organisation. L’essentiel est de voir comment tout cela va s’articuler et comment vont se créer des processus de coordination et d’intégration entre les différentes expressions dans les divers départements du pays.

17.- Ortega a décidé d’écraser militairement le mouvement démocratique et pacifique, mais il n’a pas réussi à le vaincre politiquement. Le gouvernement Ortega-Murillo a commis, avec une répression aveugle, un crime d’Etat. Le mouvement d’avril prend appui sur une pléiade d’activistes couvrant tous les domaines de la vie politique et sociale du pays.

18.- La plus grande défaite a été celle du gouvernement et d’Ortega qui a révélé clairement les traits du régime politique. Il s’est montré dans son état autoritaire, répressif, violant des droits humains, obsolète, incapable de représenter les aspirations des Nicaraguayens. Le mouvement d’avril 2018, lui, a transformé le pays.

19.- La dictature veut imposer le règne du silence. Seule la voix du régime doit donner sa version absurde des événements, en particulier ceux des cinq derniers mois. En outre, le gouvernement a déclenché des attaques, des campagnes de diffamation, de harcèlements et des menaces de mort contre plus de vingt journalistes et analystes de tout le pays.

20.- Les forces sociales qui composent le mouvement d’avril ont appelé à une grève générale nationale, la troisième en 145 jours. La première grève nationale a eu lieu le 14 juin et la deuxième le 13 juillet. La troisième grève, celle du 7 septembre a été acceptée par 90 % de la population, et s’est exprimée dans les banques, les entreprises, les magasins, les écoles, les marchés, etc. La grande majorité des 20’000 boutiques du marché de l’Est (de Managua), le plus grand centre commercial du pays, sont restées fermées. Seul le secteur public a été contraint de fonctionner, mais avec une baisse sensible des activités. La grève avait deux objectifs: la liberté des prisonniers politiques et la reprise du dialogue national.

21.- Le mouvement nous montre la nécessité de lutter contre la corruption, les inégalités, l’impunité et l’injustice. Le nouveau gouvernement devra procéder à une réforme en profondeur de l’Etat. Si justice est faite, cela incitera d’autres crimes à cesser de se produire et pourra être propulsé un mouvement d’ampleur sur la voie de la justice, de la liberté et de la démocratie. De plus, le prochain gouvernement se devra de réformer trois questions centrales: la centralisation administrative, la concentration du pouvoir politique et les modalités dans la «façon de faire de la politique».

22.- Le nouveau gouvernement se devra de renforcer l’économie paysanne, la production d’aliments pour la souveraineté alimentaire et la réorganisation des territoires. La vie sociale et les besoins des habitant·e·s doivent prévaloir sur les intérêts des entreprises minières. En outre, s’imposera un développement mettant au centre l’utilisation des énergies renouvelables: éolienne, solaire, géothermique, marémotrice.

23.– Le 6 septembre, Ortega a accordé un entretien à la chaîne allemande Deutsche Welle admettant qu’il n’était pas intéressé par un véritable dialogue national. Depuis environ trois mois, il prend des mesures pour ne pas y participer et parler de thèmes comme la justice et la démocratie. Après avoir fait lever les barricades avec des armes de guerre, après avoir insulté les évêques catholiques et avoir organisé l’invasion terres appartenant à des propriétaires privés et persécuté les paysans ainsi que les étudiants, il considère le dialogue national comme terminé.

24.- Dans un autre entretien exclusif accordé le 6 septembre à France 24 à Managua, Ortega nie avoir orchestré la répression sanglante des manifestations et rejette les appels à des élections anticipées. Il dénonce le rôle des Etats-Unis. Interrogé sur le récent rapport du Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme portant sur les violations des droits de l’homme commises lors des manifestations du 18 avril au 18 août 2018, Ortega l’a qualifié comme relavant de «l’infamie», d’une «ignominie». Le document de l’ONU souligne l’existence d’«exécutions extrajudiciaires», de «disparitions sous la menace» ou de «tortures et mauvais traitements».

Ortega, en revanche, accuse les Etats-Unis d’avoir fomenté un «coup d’Etat». Il assure que la CIA a formé et financé des «groupes militaires» pour tenter de le renverser et ajoute que cela n’exclut pas une intervention militaire à venir.

Marche du 13 septembre 2018

25.- Le 9 septembre 2018, des milliers de personnes ont participé à la «Marche des ballons blancs» dans les rues de Managua et d’autres villes (Rivas, León, Chinandega, Masaya, Granada, Madriz, Ocotal) pour exiger la libération des manifestant·e·s arrêtés (prisonniers politiques) à l’occasion des rassemblements contre le gouvernement de Daniel Ortega. Ces marches furent attaquées par des groupes pro-gouvernementaux, des dizaines de policiers et la police antiémeute. [Le 13 septembre une marche très importante s’est déroulée à Managua sur le thème «Nous allons gagner». De même, le 13 septembre l’Alliance Cívica pour la Justice et la Démocratie a tenu une conférence de presse affirmant la nécessité d’un processus unitaire contre la répression, pour la libération de tous les prisonniers politiques et pour le désarmement des forces paramilitaires].

Dans différents entretiens accordés à des chaînes de télévision internationales, Ortega dit et répète: «il n’y a pas eu autant de morts». Outre, les diverses versions données depuis deux mois, pourquoi s’est-il toujours refusé de comparer ses «chiffres» avec ceux fournis par divers organismes internationaux des droits de l’homme? Une interrogation décisive pour le peuple. Car ces chiffres renvoient au rôle joué par la police, l’armée et les paramilitaires dans la répression qui a commencé le 18 avril. Les responsables sont toujours présents. C’est donc un massacre sans massacreurs!

26.- Le cardinal Leopoldo Brenes, archevêque de Managua, a déploré les attaques de sympathisants du gouvernement contre plusieurs églises du pays. Il appelé au respect des édifices religieux et des fêtes religieuses.

27.-Dans l’entretien mentionné à France 24, Ortega attaque l’Eglise catholique nicaraguayenne qui avait fait office de médiateur, l’accusant d’avoir pris parti pour l’opposition et de recevoir des ordres de Washington. Ortega rejette toutes les demandes visant à organiser des élections anticipées avant la fin de son mandat en 2021. Or, c’est la principale revendication politique des opposants. En outre, Ortega n’exclut pas de se présenter pour un nouveau mandat.

28.- La nouvelle classe a utilisé le pouvoir gouvernemental pour s’enrichir illégalement. Sous le gouvernement Ortega-Murillo, pour avoir accès à tout «privilège» minimal, il fallait être prêt à pratiquer la corruption. En outre, la corruption est devenue un mécanisme impératif pour «faire des affaires». Le Nicaragua est actuellement une société fragmentée, inéquitable et des plus inégalitaire.

29.- Le gouvernement Ortega-Murillo est devenu un facteur d’instabilité pour la région d’Amérique centrale. Chaque jour, la crédibilité internationale du gouvernement diminue. Il souffre d’une détérioration évidente. Il faut être patient. Nous vivons la fin de la dictature à deux têtes d: Ortega-Murillo.

30. L’automne nous a appris que même si les feuilles tombent, l’arbre reste debout. (Managua, le 11 septembre 2018, traduction A l’Encontre)

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