Les tendances du narcotrafic en Amérique latine

Par Ricardo Soberon

Les pays d’Amérique latine sont de plus en plus impliqués dans la géopolitique du narcotrafic, soit à cause de la violence incontrôlée qu’il entraîne, soit à cause de la corruption institutionnelle, soit simplement à cause de l’inefficacité des agences chargées de le réprimer.

Les délits liés à des activités commerciales illicites connaissent un accroissement en quantité et en qualité, ce au moment où la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 a 50 ans d’existence et que la Convention internationale de l’opium (La Haye) de 1912 aura 100 ans l’année prochaine.

Il est évident que les moyens d’éviter les contrôles qui avaient été prévus lors de ces conventions se sont modifiés. C’est la raison pour laquelle il est très important de retracer le cadre théorique et factuel qui détermine actuellement la configuration de ce phénomène afin d’être en mesure de nourrir de manière adéquate les futures politiques publiques.

Pour les besoins de cet article, nous inclurons dans ce concept toutes les composantes de ce circuit économique illégal, ainsi que l’ensemble des acteurs qui y participent ou qui prennent part à sa répression, dont notamment les cultures, les voies et les modalités du trafic et de l’approvisionnement. Dans le contexte du Méxique, de l’Amérique centrale, des Caraïbes, de la région andine et du Cono Sur, quelques modèles permettant de dégager les nouveaux éléments qui façonnent ce phénomène d’ensemblee et qui apparaissent au cours de cette deuxième décennie du XXIe siècle. On peut en faire l’énumération suivante.

Les sociétés rurales du Tiers-Monde ont trouvé la manière de s’adapter à la nouvelle époque de mondialisation du XXIe siècle en s’intégrant au circuit du libre marché par le biais de l’incorporation à des productions agraires illégales. C’est notamment le cas pour pas moins de 300’000 paysans des Andes qui participent en tant que fournisseurs de matière première, dont la coca (200’000 hectares), le pavot (1500 hectares) et la marihuana (quelque 1000 hectares). Ils approvisionnent les marchés régionaux  internationalisés. Le bassin amazonien s’affronte de manière croissante à un processus de colonisation rampante et chaotique par des productions illicites, ce qui va entraîner non seulement sa rapide destruction, mais également l’intrication graduelle de ses sociétés rurales ancestrales au maelstrom des liens avec la criminalité.

Après 25 ans de discussions et de débats, les rapports entre la pauvreté, la marginalisation socio-économique, les conflits militaires et le narcotrafic apparaissent de manière de plus en plus évidente [1]. A titre d’exemple – malgré le «Plan Colombie» mis en place par les Etats-Unis et le gouvernement colombien (2000-2005) et les coups sévères infligés aux FARC par les gouvernements colombiens successifs – le fait de n’avoir pas abordé les problèmes de la concentration des terres (en favorisant les paramilitairs) et l’existence de mafias locales a fait obstacle à la résolution des problèmes structurels qui sont précisément ceux qui permettent et favorisent l’existence des FARC qui sont apparues comme une alternative pour des fractions du paysannat.

Quelque chose d’analogue a eu lieu au Pérou. Le groupe terroriste Sendero Luminoso a surgi en 1980. Après 20 ans d’une sanglante guerre intestine, son leader, Abimael Guzman, a été fait prisonnier. Dix-huit ans plus tard, le Pérou traverse une période de croissance économique soutenue et de stabilité financière (accompagnée de fortes inégalités), mais cette situation se fait sentir surtout dans l’étroite frange côtière péruvienne (Lima, Trujillo, Arequipa et Piura), alors que les communautés indigènes de la Sierra andine et natives de la Selva Alta  connaissent des niveaux très inférieurs en termes d’«indices de développement humain».

Il est curieux de constater que c’est précisément dans les deux principales vallées de production de coca associée au narcotrafic que survivent les deux courants issus de Sendero Luminoso qui poursuivent leur affrontement avec l’Etat néolibéral représenté par les administrations d’Alejandro Toledo (2001/2006) et Alan Garcia (2006/2011). Cette guerre restera sans issue tant que les conditions sociales et économiques qui l’ont provoquée resteront intactes. De même, les politiques fondées sur l’éradication forcée des cultures illicites sont inutiles et néfastes tant que les problèmes structurels de pauvreté rurale ne sont pas abordés. Il y a là un énorme défi pour le prochain gouvernement.

La fragmentation/segmentation de chacune de ses phases est une variable qui continuera à caractériser le narcotrafic au cours de ces prochaines années. Depuis la culture de plantes prohibées jusqu’à l’exportation des produits finis, ce fait non seulement détourne les efforts d’interdiction des Etats, mais permet également une participation croissante dans le circuit illicite de groupes socialement vulnérables ou qui se trouvent exclus du modèle économique global (jeunes, migrants, femmes, habitants des périphéries).

C’est le cas des milliers de migrants sud-américains qui dans leur périple vers le «Nord développé» subissent des chantages ou des menaces de la part des narcotrafiquants qui les obligent à transporter de petites quantités de drogue sur leurs corps. Au cours des prochaines années, le transport de faibles quantités de drogue continuera à être le mécanisme le plus efficient et le moins cher pour le crime organisé, avec l’emploi de grandes quantités de main-d’œuvre, ce qui disperse les rares ressources de contrôle étatique.

L’incapacité des Etats sur le plan pénal à focaliser leur attention sur le crime organisé complexe a entraîné une augmentation des incarcérations touchant notamment les acteurs les plus vulnérables, comme le démontre l’augmentation des peines de prison  pour des délits liés à la drogue (spécialement des femmes) [2]. Ainsi, à cause de la répression policière indiscriminée, l’industrie pénitentiaire  – de plus en plus privatisée – va profiter des plus grands investissements dans la construction de l’infrastructure pénitentiaire.

Ce nouveau scénario sociologique de l’économie de la drogue concerne des zones importantes qui se soustraient aux Etats et à la modernité, aussi bien à un niveau urbain (des quartiers marginaux dans toutes les capitales et dans les principales villes) que dans des espaces ruraux lointains (surtout dans les régions frontalières comme le triangle amazonien).  C’est ainsi que les grands centres de développement et de modernité urbains du continent sont entourés de grands espaces de pauvreté, d’illégalité et de violence.

C’est notamment le cas des  «communes» à Medellin (Colombie), de la «favela» de Rocinha, à Rio de Janeiro, des bidonvilles de Buenos Aires, de la ville satellite de El Alto en Bolivie ou des quartiers récents du port de Callao au Pérou, où  s’affrontent des intérêts concrets de la délinquance dans un environnement où les polices et les forces armées manquent de moyens (ou sont liées d’une manière ou d’une autre au narcotrafic). Même s’ils n’atteignent pas pleinement le statut d’«Etat voyou», les espaces « libérés » de l’autorité de l’Etat vont augmenter en Amérique latine avec la présence de centaines d’entreprises, de petits cartels, de bandes et d’autres types d’organisations criminelles de petite taille associés au trafic de drogues illicites.

A l’exception de quelques initiatives ponctuelles comme celles de Mérida (Mexique), la réduction de la coopération économique internationale de l’Europe, des Etats-Unis et des organismes internationaux est de plus en plus évidente. Elle entraîne la mort par inanition d’organisations formelles comme la CICAD (Comisión Interamericana de Control de Drogas de l’OEA) ou la UNODC (United Nations Office on Drugs and Crime). Ce qui laisse sans réelles perspectives les efforts de développement alternatif dans le Piémont amazonien.

Cette situation constitue en fin de compte la fracture définitive de ce qu’on a appelé le Consensus de Vienne et qui a fonctionné dans le cadre des traités internationaux anti-drogues depuis 1912, 1961, 1971 et 1988. Elle oblige des Etats nationaux à engager des ressources financières plus restreintes ou à laisser les stratégies locales mentionnées plus haut mener des actions plus symboliques et moins efficaces.

Dans ce contexte il est clair que les pays d’Amérique latine doivent réviser leurs modèles, leurs paradigmes, leurs stratégies, leurs politiques et leurs lois sur les drogues sur la base de ce qui est possible, vérifiable et mesurable. Nous devons mettre un terme à une «guerre insensée» propagée depuis le Nord et revenir à nos racines, à nos problèmes de pauvreté et d’exclusion associés à la consommation et à la production de substances illicites. C’est également dans cette perspective qu’il faut redéfinir les termes de l’échange et de la négociation internationale avec l’Europe, l’Asie et les Etats-Unis.

Les tendances de la consommation de drogues des nouvelles générations restent imprévisibles tant que les politiques officielles manquent de capacité préventive et/ou dissuasive. Par ailleurs, les nouvelles générations de Latino-Américains se trouvent pris dans un modèle qui encourage la consommation exacerbée au vu du large éventail de substances psycho-actives disponible sur le marché: le prix continuera à évoluer à la baisse. Il semble que ce soit là une tendance indiscutable.

L’incohérence institutionnelle des Etats en ce qui concerne la consommation incontrôlée d’alcool et de tabac a des incidences dans la niche des substances illicites, aussi bien d’origine naturelle que d’origine synthétique. L’abus de drogues illicites connaît une augmentation alarmante dans le Cono Sur et dans quelques méga-cités d’Amérique du Sud.

En ce qui concerne le blanchiment de l’argent sale, nous nous trouvons dans une situation où aussi bien l’expansion économique de quelques économies en voie de développement que les périodes de crise rendent possible et moins identifiable l’existence de multiples mécanismes permettant le flux de capitaux sales ou suspects. Les modalités de blanchiment ont augmenté par rapport à ce qui était prévu dans le GAFI (Groupe d’action financière : organisme intergouvernemental). Il existe ainsi des firmes dans des paradis fiscaux, non enregistrées, qui fournissent des services considérés comme secrets, dans ces espaces dédiés au secret que sont les paradis fiscaux [voir Richard Murphy, “Out of Sight: What is a Tax Haven” 4 avril 2011]. Aujourd’hui, les activités licites telles que la construction, le tourisme et le secteur de l’importation sont pénétrées par le narcotrafic.

Ce sont là les cinq principales caractéristiques des nouvelles formes que prend le narco-trafic dans les territoires d’Amérique latine. Il est donc nécessaire que les nouvelles instances, comme l’Union des Nations sud-américaines (UNASUR)  en tiennent compte au moment de discuter les nouvelles stratégies et politiques pour aborder ces problèmes complexes. (Traduction A l’Encontre)

* Ricardo Soberon est analyste international, spécialiste en politique des drogues, de sécurité et de frontières. Directeur du Centre de recherche Drogues et Droits humains. Cet article a été publié dans la revue America Latina en Movimiento, avril 2011.

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1.  Voir les études de Paul Collier pour la Banque mondiale, et récemment le texte de Nick Crofts publié dans The Guardian, « Drugs and Development –caught in a vicious cycle » (7 avril 2011).

2.  “Sistemas Sobrecargados – Leyes de Drogas y Cárceles en América Latina”, TNI y WOLA, décembre 2010.

1 Commentaire

  1. Vraiment très intéressant je trouve, cet article, qui résume bien la situation.

    Par rapport au blanchiment de l’argent sale, j’aimerais rajouter que dans les paradis fiscaux, l’argent volé aux pays du Sud, quant il ne provient pas des multinationales, provient des criminels et des individus corrompus ! Soit 1/3 tout de même. On comprend qu’ils ne veuillent pas lâcher l’affaire, tant ils en profitent.

    De plus, en pillant les pays du Sud de leurs recettes budgétaires, les paradis fiscaux empêchent toute politique sérieuse d’établissement d’un État de droit. Cela entretient la corruption, c’est le serpent qui se mord la queue.

    Pour de multiples raisons, il est vraiment temps de mettre un terme aux paradis fiscaux et d’agir en conséquence, pour le bien des populations. Personnellement, je m’investis à mon niveau dans des campagnes comme « Aidons l’argent » par exemple (http://www.aidonslargent.org/). En avez-vous entendu parler ?

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