Le Vatican – La croisade d’un pape heureux et préventif

papaPar Modesto Emilio Guerrero

La «papamania» a pris son envol à Rome suite au choix cardinalement ciblé, le 13 mars 2013, de Jorge Mario Bergoglio, cardinal argentin mué en pontife François. Les hôteliers de Rome confirment l’afflux de touristes-pèlerins. Cela n’empêche pas l’Eglise catholique de faire face à de «nombreuses difficultés», reconnues par ses diverses instances mêmes. Il est difficile d’établir une histoire et une analyse de la «crise» du religieux dans des sociétés largement non religieuses. L’article que nous publions ci-dessous, paru initialement sur le site de la revue argentine Herramienta, est avant tout une approche critique d’un point de vue latino-américain (voir note sur l’auteur). Il est possible de douter de la validité des analogies historiques entre les divers «schismes» qu’a connus l’Eglise catholique, donc éthymologiquement universelle, même si l’accent est mis sur les «turbulences sociales» qui anticipent ces schismes.

En outre, un élément d’actualité ne ressort pas de cet article. Le pape François, lors de son déplacement au Brésil en juillet 2013, engageait aussi une contre-attaque face à l’essor des Eglises évangélistes au Mexique, en Amérique centrale et en Amérique du Sud. Ces dernières ont une audience y compris dans les pays dont les gouvernements sont caractérisés comme progressistes dans une citation effectuée par l’auteur. Ce n’est pas un hasard si feu Hugo Chavez n’hésitait pas faire référence au Christ et à utiliser le crucifix. Le Monde du 30 mars 2013 écrivait: «En cette semaine sainte, les vendeurs ambulants amassés autour des églises vénézuéliennes vendent cierges, vierges et images religieuses à l’effigie d’Hugo Chavez. On y voit l’ex-président en saint, baigné d’une lumière céleste. “Hugo Chavez, Christ des pauvres”, dit l’une d’elles.» Cette politique chaviste s’opposait à la fois à la hiérarchie catholique et aux initiatives évangélistes plus d’une fois pilotées depuis les Etats-Unis ou d’autres pays, tout en s’adressant une croyance-espérance populaire, avec des traits syncrétiques (fusions de diverses fois).

A propos de Bergoglio-François, dans l’ambiance médiatique présente un bref rappel sur une partie de sa carrière argentine n’est pas inutile. En dehors de la polémique portant sur les «liaisons» entre Bergoglio et la dictature militaire – telles qu’indiquées par le journaliste réputé Horacio Verbitsky (documents officiels et témoignages à l’appui) – une chose est certaine: ce que Bergoglio n’a pas fait durant cette période dictatoriale. Une fois à la présidence de la Conférence des évêques argentins il s’est refusé à prononcer l’excommunication des militaires pratiquants ayant ordonné la tuerie de dizaines de milliers d’opposants, ainsi que le rapt organisé de leurs enfants, souvent «placés» auprès de familles de militaires (le Mouvement familial chrétien a organisé la réception de ces nouveau-nés pour leur «sauvegarde»). Videla, assigné, de fait, à résidence dans le Campo de Mayo (garnison militaire), ne s’est jamais vu refuser le corps du Christ (l’hostie donnée lors de la communion). Bergoglio n’a jamais offert les archives des évêchés qui auraient fourni des preuves sur les crimes de la dictature, crimes connus par les plus hautes instances religieuses qui n’ont pas lésiné sur leur complicité avec le régime. Il n’a jamais mis en place une commission d’enquête afin de faire la lumière sur cette complicité, en particulier sur le rôle des aumôniers militaires. En 2010, dans sa biographie, il osa affirmer que l’Eglise «connaissait peu ou rien» des horreurs de la dictature. Comme l’écrit Ariel Lede dans Pagina 12, du 18 mars 2013, «aucun juge ne va s’aventurer à engager un procès contre le pape. Mais tout ce qu’il n’a pas fait est une preuve irréfutable de sa compromission effective avec les acteurs de la répression et leurs complices et nous sommes tous juges pour condamner cela.»

Dans la foulée de la politique du pape François, le pèlerinage comme forme de marketing religieux a repris des couleurs. Ainsi, un des sites de pèlerinage cotés, celui de Rocamadour dédié à la Vierge Marie dans le Lot en France, voit à l’œuvre un activiste : le Père Ronan de Gouvello. Ce dernier, âgé de 42 ans, déclare : «Je crée de l’événementiel. Ce qui m’intéresse, ce sont les 97% des visiteurs de Rocamadour qui ne sont pas des pèlerins.» (Libération, 16 août 2013) Les pieds sur terre, Ronan de Gouvello a mis en place un club Millénium de donateurs : droit d’entrée, 2000 euros. Faisant dans la recomposition politico-religieuse, il a changé ses jeans contre une soutane et les soutanes apparaissent en nombre à Rocamadour. Ce site est consacré à la Vierge noire qui, historiquement, était censée dispenser des miracles pour les femmes infertiles.

Une méthode proche est mise en œuvre depuis le 21 avril 2013, à l’occasion de la 50e  journée mondiale de prière pour les vocations. Le Service national pour l’évangélisation des jeunes et pour les vocations (SNEJV) a ouvert un site Internet. Avec un toucher particulier, le P. Didier Noblot, directeur adjoint du SNEJV, déclare: «L’idée est de s’adresser aux jeunes dans une dynamique de discernement, pas de recrutement.» Selon le quotidien La Croix du 22 avril 2013, «toutes les vocations sont abordées, que ce soit les vocations consacrées, le mariage, mais aussi la façon de donner du sens au célibat». Précisons que le terme vocation signifie: «un mouvement intérieur par lequel on se sent appelé par Dieu».

Italie-Argentine: bénédiction papale
Italie-Argentine: bénédiction papale

Le pape François sait aussi s’adresser aux supporters de deux pays au sein desquels le football occupe une place importante : l’Italie et l’Argentine. Le 15 août, il a béni les deux équipes qui «ont joué un match amical en son honneur» (Le Figaro, 15 août 2012) Tout en affirmant que le poids de sa fonction l’empêchait d’assister au match et de «supporter» une équipe ou l’autre. On ne peut pas dire que ce pape ne touche pas le ballon. Quant à marquer de nombreux buts, l’histoire tranchera. (Rédaction A l’Encontre)

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Deux enchaînements de nature fort différente ont fait – fin juillet 2013 – se recouper l’arrivée du pape François dans les rues du Brésil et la venue au monde du premier bébé mâle de la royauté britannique en plusieurs décennies. Un peu comme si les destins de ces deux ordres millénaires, l’Eglise catholique, donc universelle, et la Monarchie, s’étaient confondues dans le même souci de se perpétuer, malgré toutes les révolutions et les avancées démocratiques conquises par l’humanité.

Le secret d’une telle capacité d’ajustement au sein des turbulences de la vie sociale se trouve, comme d’habitude, auprès des êtres humains, source de toute légitimation et également de son contraire.

Des millions de personnes sont sorties dans les rues de Rio de Janeiro et de Londres pour célébrer ces deux apparitions célestes. Le pape François a suscité une ferveur qui n’est comparable qu’à celle provoquée par deux autres papes: Jean XXIII et Jean-Paul II pendant ses premières années de ministère (dès 1978) dénonçant le pouvoir du POUP (PC polonais). A noter que ces pontifes étaient tous les deux issus de deux crises graves de l’Eglise.

L’Eglise s’est trouvée en difficulté chaque fois que les fidèles se sont éloignés de la foi, mais aussi de l’énorme appareil qui la soutient. Elle a surmonté ces problèmes lorsqu’elle a mis de l’ordre dans ces deux domaines. Le fait de vivre sa foi dépend beaucoup plus des gens eux-mêmes dans un contexte social donné que de n’importe quel appareil idéologique. C’est ce rapport qui est entré il y a déjà plusieurs années dans une phase de questionnement intense que doit affronter l’Eglise catholique.

Le pape a déclaré que l’Eglise «a besoin d’une révolution» (Corriere della Sera, 27.6.13). Il a invité les 230’000 jeunes et autres réunis à Copacabana – ce qui correspondrait le plus aux «militants» en politique – à «sortir» et «faire des bouleversements» («Je veux des bouleversements, je veux que l’Eglise soit dans la rue» (Telam, 26.6.13). C’est beaucoup pour une institution vouée depuis toujours à l’ordre et à la permanence.

Celui qui prononce ces paroles, si inhabituelles dans l’histoire de l’Eglise, est justement ce même évêque qui a écrit le Document de Aparecida (Brésil, 2007) dans lequel il diagnostiquait la crise actuelle et proposait un programme pour la résoudre. Même si, dans ce même document, il condamnait les droits à la sexualité des minorités et rappelait d’autres dogmes intouchables.

C’est ce document qui a été envoyé à plus de mille cardinaux, et qui, depuis qu’il est pape, a été remis – comme s’il s’agissait d’un programme ou d’une déclaration politique – à une trentaine de présidents d’Amérique latine, d’Amérique du Nord, d’Asie, d’Afrique et d’Europe. C’est avec ce document que le cardinal Bergoglio – aujourd’hui pape François – a entamé une croisade. Le document a d’abord servi de manifeste d’une nouvelle phase de réforme conservatrice, puis comme postulat officiel de Rome, transformé en un outil institutionnel d’action militante pour plus de 300’000 prêtres (ceux-ci étant les équivalents de cadres politiques) et pour endoctriner des centaines de milliers de frères (activistes), propagandistes et organisateurs d’une croisade mondiale de rénovation de la foi.

Voilà la bataille mondiale que François a commencée au Brésil, pays clé dans la domination mondiale de la foi catholique.

La renonciation du pape Benoît XVI (l’Allemand Ratzinger) a été le premier acte de cette croisade, mais dans un sens négatif, celui de l’inaction. Cette abdication papale contenait tous les signes de la crise. Elle était destinée à éviter une désintégration interne qui était en marche depuis un certain temps. Le deuxième acte est celui qui a commencé avec le pape François. Contrairement à son prédécesseur ce dernier doit être évalué sur l’action qu’il a amorcée.

Quelques explications pertinentes ont été fournies par deux spécialistes argentins, le théologien Rubén Dri et le sociologue spécialiste du thème, Fortunato Mallimaci, enquêteur du CONICET (Conseil national de recherches scientifiques et techniques).

«Les gestes ne suffiront pas sans une transformation de ces structures qui ont conduit à une crise telle que Ratzinger lui-même a dû démissionner. On ne peut comprendre cet événement si on ne reconnaît pas la gravité de ce qu’a signifié pour l’Eglise catholique que sa figure d’autorité suprême, infaillible, celui qui était considéré comme successeur de Jésus-Christ, le Roi des Rois, qualifié même de commandant en chef des Forces armées du monde entier, dise: je renonce, je m’en vais» (Miradas al Sur, 28.7.2013, pp. 8-9).

Dri part d’un autre point de vue. Il signale que Bergoglio est arrivé à la papauté pour disputer «les pauvres» aux «nouveaux mouvements populaires latino-américains, fondamentalement au chavisme, à Evo Morales en Bolivie, au kirchnerisme en Argentine et à celui de l’Equateur» (Miradas al Sur, 28.7.2013, pp.8-9).

Il est vrai que les deux chercheurs voient une continuité entre les objectifs du pape et ceux des mouvements populaires, alors qu’en réalité, du point de vue politique (programme plus mouvement), c’est le contraire qui se passe. Mais ils ont raison pour l’essentiel: il s’agit d’une action défensive, conservatrice, préservatrice de la foi et des pouvoirs de la foi.

Le document produit par Bergoglio en 2007, ainsi qu’une douzaine d’autres documents et déclarations apparus dans d’autres secteurs de l’Eglise mondiale, ont ouvert ce processus qui a conduit Bergoglio à Rome.

N’oublions pas que le cardinal argentin a renoncé à ses 40 suffrages en 2005 (sur les 135 cardinaux participant au vote). C’est parce qu’il avait compris deux choses. D’une part, que le rapport de forces interne ne penchait pas encore en sa faveur en 2005. D’autre part, il ne pouvait pas affaiblir l’image de l’institution papale, quitte à ce que l’élection soit emportée par un adversaire dans la structure du pouvoir interne européen/romain, tel que Ratzinger ou tout autre. On a tendance à oublier que l’Eglise, en tant qu’appareil de reproduction de la foi, est une des deux institutions les plus anciennes de l’humanité, avec l’armée, et ce malgré ses formes et les modifications subies.

Un autre élément clé de la croisade lancée par le pape François tient au fait qu’il est jésuite. On a tendance à sous-évaluer le fait qu’il s’agit là d’un des ordres religieux les plus disciplinés et militants de l’histoire de l’Eglise. Actuellement, il est celui qui compte le plus grand nombre de d’étudiants dans des séminaires de formation partout dans le monde: quelque 170 responsables jésuites ont la charge d’éduquer 3 millions de personnes.

Dans une certaine mesure, puisqu’elle est également un Etat, un appareil de pouvoir au niveau mondial implanté dans 153 pays, l’Eglise est aussi dominée par des rapports de forces internes. Rubén Dri disait à juste titre – même si c’était au sujet de la technique de gestes et de sourires déployés par le pape au Brésil – que Bergoglio «ne sort pas d’un chou».

Comme tout jésuite sérieux, l’actuel chef de Rome a accumulé une solide formation académique et intellectuelle, aussi bien à l’intérieur de l’Ordre qu’au dehors de celui-ci. Dans son cas, cette formation s’est concentrée sur des questions sociales comme la psychologie, l’histoire et la politique mondiale, en plus de la théologie.

Un autre élément tout aussi important de son éducation a été son adhésion au péronisme [Péron président de l’Argentine de 1946 à 1955 et de 1973 à 1974, le mouvement péroniste va bien au-delà de ces présidences]. C’est dans ce mouvement qu’il a participé à des actions partisanes à fort engagement dans les années 1960 et 1970, telles que la Guardia de Hierro, un des groupes idéologiques les plus «durs» de ce courant nationaliste. Cette pratique lui a appris les pires aspects de la politique et de la négociation, c’est-à-dire le pragmatisme. Dans ce sens, les observations du théologien Dri au sujet de sa grammaire discursive et de sa gestuelle factice, sont fondamentales (Miradas Sur, 28.7.2013).

La logique des appels incendiaires que lance le pape François apparaît dans le rappel que le seul objectif de ces «bouleversements» est de récupérer et de préserver la foi en péril, surtout chez les jeunes, qui constituent le segment qui s’est le plus éloigné de l’Eglise.

L’Eglise en tant que structure mondiale n’est pas au bord de l’effondrement ou d’un schisme. Mais pour une institution verticale et universelle, intégrée depuis la fin de la Secibde Guerre mondiale au système mondial d’Etats, les paroles du pape expliquent pourquoi et pour quoi il est arrivé à Rome et a passé au Brésil dans la première phase de sa croisade de préservation.

Une des preuves de cette intégration au système de domination international est que, d’après Jason Berry, de la BBC «environ 60% des fonds de l’Eglise catholique en matière de contributions proviennent des Etats-Unis, suivis par l’Allemagne, l’Italie et la France».

Perdre autant d’adeptes en si peu de temps et subir une crise de confiance que certains appellent morale, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de ce gigantesque appareil de contrôle social à l’échelle mondiale, constituent deux faits suffisants pour déclencher les alarmes et chercher une sortie non conventionnelle.

Les commentateurs les plus sérieux révèlent que l’Eglise reçue par François/Bergoglio se se trouve dans une situation qui rappelle les crises structurelles qui ont conduit aux célèbres schismes depuis le IIe siècle. A une différence près: au XXIe siècle, un schisme ne reprend pas nécessairement les formes violentes initiales. Là encore, l’Eglise s’est adaptée à la culture du capitalisme et de ses institutions. Tout est négociable.

L’agenda papal a commencé au Brésil, le pays en Amérique latine où l’Eglise catholique a perdu le plus de fidèles, mais il se poursuivra sûrement au Mexique, au Pérou, en Colombie et en Argentine, qui sont les suivants sur la liste du déclin actuel.

Les Etats-Unis n’échapperont cependant pas de la croisade de François. Centre de la domination impérialiste mondiale, ce pays est celui qui enregistre la plus importante débâcle statistique et morale de l’Eglise catholique au niveau mondial. C’est dans ses structures que l’on enregistre le plus de désertions de «cadres» (les prêtres) et de militant·e·s (les frères et les nonnes) ainsi que le nombre le plus élevé de prêtres impliqués dans des abus sexuels.

Loin de Dieu, près du dollar et de l’interdit sexuel

La somme de scandales pour des abus sexuels, financiers, de pouvoir paroissial, de fuites de documents secrets à la presse, de procréations hors de la loi ecclésiastique, de participations dans des conspirations pour renverser des gouvernements démocratiques, de rapports avec la mafia, de pédérastie, est suffisamment importante pour laisser croire que les cadres de l’Eglise sont plus près de la «bête humaine» (Zola) que d’une quelconque divinité immaculée.

Suite aux fuites de VatiLeaks par l’organisme d’information de Julian Assange ainsi que les données révélées par une dizaine d’ouvrages, dont la plupart écrits par des journalistes italiens, états-uniens, argentins et allemands, on peut dénombrer une trentaine de scandales internationaux impliquant l’Eglise, la plupart en lien avec des abus ou des utilisations sexuelles de mineurs dans les paroisses entre 2002 et 2012.

«Déjà au XIXe siècle, à l’époque où se tenait le Concile Vatican I (1869-1870) qui définissait l’infaillibilité papale (brisée par Ratzinger en 2013), certains documents ont fini, non sans polémique publique, dans les journaux allemands» (EFE, 11.2.2011).

Mais à cette époque il n’y avait évidemment pas de radio ou de télévision pour relayer le scandale. En février 2004, un rapport du journaliste états-unien Bob Stanley, indique qu’au moins 4’450 prêtres de ce pays avaient été accusés d’«abus sur des mineurs» dans leurs paroisses depuis 1959.

Mais c’est surtout en 2010, une date clé dans l’histoire de l’actuel pape, que le scandale a atteint ses sommets, lorsque les Eglises de cinq pays (l’Irlande, les Etats-Unis, l’Allemagne, l’Autriche et la Belgique) ont été prises de panique face à un enchaînement d’actes sexuels interdits par la loi divine.

Même l’ex-pape Benoît a été accusé d’avoir protégé des prêtres pédérastes alors qu’il dirigeait la Congrégation pour la doctrine de la foi. Il a été obligé de renvoyer plusieurs évêques et d’ordonner le nettoyage de la congrégation des Légionnaires du Christ (Opus Dei), lorsqu’on a appris que son fondateur, le Mexicain Marcial Maciel (fondateur en 1941 de la Légion du Christ, l’Opus Dei), décédé en 2008, avait abusé sexuellement de séminaristes et qu’il avait eu des enfants avec plusieurs femmes.

Le prédécesseur de François a reconnu dans le livre-interview Lumière du monde, de l’écrivain allemand Peter Seewald, que le cas Maciel avait été traité avec «lenteur et retard», parce qu’il «était très bien caché» (EFE, 11.02.2011). Déjà à cette époque, et encore davantage avec ces derniers épisodes, le pouvoir moral du pape et la stabilité de l’Eglise étaient entrés dans une zone de turbulences.

C’est sous la direction de Jean-Paul II (1978-2005), qu’a éclaté la faillite du Banco Ambrosiano suite à la corruption dans l’Institut pour les Œuvres de Religion (IOR), dont le Vatican était le principal actionnaire. Ce scandale a ébranlé les bases de l’Eglise, avec l’humiliation publique qui s’en est suivi dans la presse de la moitié de la planète, et qui a touché des millions de catholiques – surtout de la classe moyenne – dans le monde. Le film Les Banquiers de Dieu a été la métaphore déchirante de cet incident.

L’histoire trouble qui connectait l’Eglise avec la mafia, les finances louches, la loge maçonnique P2 du Licio Gelli et la religion a été mise en lumière lorsque Roberto Calvi, président du Banco Ambrosiano, a été trouvé pendu sous un vieux pont londonien en 1982.

Les opérations financières illicites ont impliqué le cardinal (états-unien) Paul Marcinkus, qui était à l’époque le plus haut responsable de l’IOR. Le Saint-Siège a dû verser 241 millions de dollars aux créanciers de l’organisme.

L’affaire était d’une telle gravité institutionnelle pour le système mondial des Etats, que l’un de ses répondants, Londres, a commencé à lâcher des informations pour signaler sa préoccupation: «L’enquête concernant le blanchissage de l’argent de la Banque du Vatican, les indemnisations pour les scandales sexuels et le nombre décroissant de croyants et de donations, voilà certains des problèmes dont héritera le nouveau pontife», indiquait Marcelo Justo, de la BBC, en février 2013, lorsqu’on a su que le pape changerait de nom et de continent.

L’hebdomadaire The Economist, en date du 18 août 2012, a estimé à quelque 170 milliards de dollars les dépenses de fonctionnement globales de l’Eglise en 2010 aux Etats-Unis, dont une grande part sans contrôle ni comptabilité. Pour Jason Berry, qui l’a étudiée durant 25 ans, «la structure financière de l’Eglise catholique est ‘chaotique’ et ‘opaque’».

Berry apporte des données clés pour comprendre la crise actuelle en termes d’un appareil mondial de pouvoir qui est entré en crise depuis quelque temps déjà. Il a déclaré à la BBC Mundo: «L’Eglise catholique est la plus grande organisation du monde et sa structure financière est chaotique. D’une part, elle est très hiérarchisée, centrée sur l’autorité du pape et, d’autre part, elle est totalement décentralisée, chaque évêque ayant la charge d’un diocèse qui fonctionne virtuellement comme une principauté».

 

Le portefeuille d’investissements financiers de l’Eglise dépasse les 2’600 millions de dollars. Ses intérêts dans l’Union européenne comprennent le système bancaire, des lignes aériennes, des immeubles et des entreprises. Personne ne sait avec certitude combien, de quelle manière et dans quel but l’Eglise catholique dépense au niveau mondial.

Le petit Etat du Vatican possède 700 propriétés, dont la plupart à Rome, louées à des entrepreneurs, des commerces ou sous forme d’appartements.

La firme Italgas, du Vatican, a des succursales dans 36 villes italiennes. Elle a des investissements dans le bitume, le fer, les distilleries, l’eau potable et les fours à gaz et industriels. […]

Le 3 février 1979, à Madrid, le Vatican a signé un traité d’affaires économiques de l’Eglise catholique espagnole, avec garantie de financement et sans soumission à l’impôt. Les apports budgétaires de l’Etat espagnol à l’Eglise catholique étaient de 141 millions et demi d’euros en 2005 [voir actualisation sur le «coffre-fort» du Vatican dans la note 1 ci-dessous].

Cette structure financière opaque, touchée par divers scandales, ainsi que le déclin de l’Eglise en tant qu’appareil de foi, sont les deux facteurs qui étaient (ou sont encore) sur le point de faire exploser l’institution lorsque Ratzinger a abdiqué et les cardinaux ont fait appel au jésuite Bergoglio, sud-américain et critique de l’immobilité romaine.

L’Eglise a perdu 62% de ses fidèles dans les quatre pays sud-américains ayant le plus grand nombre de catholiques: le Brésil, le Mexique, la Colombie et l’Argentine.

Sa préoccupation est toute terrestre: c’est en effet dans ces pays qu’est née la théologie de la libération et que le plus grand nombre de mouvements et de curés rebelles se sont développés dans les années 1960 et 1970. Lors de sa réunion de 2012, le Conseil épiscopal latino-américain (CELAM) a reconnu une statistique surprenante: toutes les 24 heures, 10’000 personnes abandonnent l’Eglise catholique en Amérique du Sud.

En 20 ans on a estimé à près de 32 millions le nombre de personnes qui se sont éloignées des paroisses, des évêchés ou des églises centrales, mais pas de la foi. En termes statistiques réels, cette somme représente environ 10% de ce qui a été perdu sans être enregistré et sans publicité.

Selon les données du dernier sommet d’évêques latino-américains et des Caraïbes, le catholicisme a perdu en Argentine 20% de fidèles au cours des 50 dernières années.

D’après la sociologue Marita Carballo, 78% des Argentins se reconnaissent comme catholiques, mais à peine 8% d’entre eux se rendent à l’Eglise toutes les semaines. Des chiffres de l’archevêché de Buenos Aires révèlent que les mariages à l’Eglise dans la Capitale fédérale de Buenos Aires ont diminué de 30% depuis 1999. Or, au cours du XXe siècle, l’Argentine a été l’un des pays ayant le pourcentage le plus élevé de catholiques.

Dans les statistiques ci-dessous, qui proviennent de l’Index of Leading Catholic Indicators (Index des principaux indicateurs catholiques) publié par le chercheur états-unien Kenneth Jones on peut mesurer ce déclin de la foi catholique, base de l’actuelle grave crise de Rome et qui explique la croisade globale du pape François.

Il y a eu une sérieuse réduction du nombre de prêtres, de séminaristes, de nonnes, de frères et d’ordres religieux au cours des dernières vingt-cinq années.

Aux Etat-Unis leur nombre est tombé de 58’000 à 45’000, dont seuls quelques 15’000 ayant moins de 70 ans. On évalue que leur nombre ne dépassera pas 31’000 d’ici l’année 2020. En 1965 on a enregistré 1’575 ordinations de prêtres, en 2002 il n’y avait plus que 450, donc une réduction de 350%. En 1998 il y a eu une perte nette de 810. En 2002, il y avait 2’928 paroisses sans prêtres, contre 549 sans curé résidant en 1965.

En pourcentages le nombre de paroisses sans cadre a passé de 1% à 15% en 2004. Si cette chute se poursuit, d’ici 2020 25% du nombre total de paroisses n’auront pas de prêtre pour préserver la foi dans le pays impérial qui apporte le plus d’argent et de ressources au pouvoir terrestre de Rome.

La situation n’est pas meilleure en ce qui concerne les aspirants à des positions e cadres de l’Eglise et dans la pépinière de «femmes militantes». Entre 1965 et 2002, le nombre de séminaristes est tombé de 49’000 à 4’700, soit de 90%. D’après la Catholic Hierarchy des Etats-Unis: «Sans étudiants, des séminaires à travers le pays ont été vendus ou fermés. En 1965 il existait 596 séminaires, alors qu’en 2002 il n’y avait plus que 200».

En 1965, 180’000 nonnes aidaient à garantir la foi et le pouvoir catholique; en 2002 il n’y avait plus que 75’000. Et les «frères ayant prononcé des vœux», sorte d’aspirants cadres dans l’Eglise, ont passé de quelques 12’000 en 1965 à 5’000 en 2002. Si la crise dénoncée par Bergoglio dans son document de 2007 dans le conclave du Brésil se poursuit, les ordres religieux pourraient disparaître aux Etats-Unis. En 1965 il y avait 5’700 prêtres jésuites et 3’500 séminaristes; en 2000 il ne restait que 3’000 prêtres et 38 séminaristes. Autrement dit, l’Eglise nord-américaine est en faillite comme institution et sur le plan moral depuis pas mal de temps.

L’ordre des franciscains a passé de 2’500 prêtres et 2’200 séminaristes en 1965, à 1’400 prêtres et seulement 60 séminaristes 35 ans plus tard. Alors qu’en 1965 il y avait 2’400 Frères Chrétiens et 915 séminaristes, il ne restait que 349 et 24 respectivement en 2000.

L’ordre des Rédempteurs semble avoir perdu la rédemption divine. Ils ont passé de 1’100 prêtres et 1’100 séminaristes en 1965 à 349 et 24 respectivement en 2000.

Les étudiants des Ecoles secondaires diocésaines ont passé de 1’566 en 1965 à 780 en 2002. Cette évolution s’est répercutée sur le nombre d’étudiants, qui a été réduit de presque 50%. La même évolution a eu lieu en ce qui concerne les Ecoles primaires paroissiales, qui ont diminué de 45%, avec presque 60% de moins d’étudiants.

Les baptêmes d’enfants, d’adultes convertis et les mariages catholiques ont diminué drastiquement, dans un mouvement inversement proportionnel à celui de la croissance de la population catholique. Gallup a surpris la papauté au début de ce millénaire en révélant que d’après une étude de l’Université de Notre Dame (South Bend dans l’Indiana) en 1974, le nombre de fidèles qui assistaient à la messe chaque dimanche avait passé de 74% en 1958 à 25,6%.

D’après le professeur James Lothian de l’Université de Fordham, 65% des catholiques se rendaient à la messe le dimanche en 1965, alors que ce pourcentage était tombé à 25% en 2000.

Lors de la célèbre réunion de 2007 au Brésil où Bergoglio a produit son document programmatique, les évêques à Rome et en Amérique latine ont appris que cette tendance se répète en plus grave dans quelques pays latino-américains. C’est là que commence la croisade du pape. Comme cela se passe toujours, elle a d’abord été programmatique, avant de passer à l’action organisée.

Entre la foi et la crainte

On n’a connu une situation similaire que dans les périodes qui ont conduit aux 21 schismes vécus par l’Eglise catholique en presque 20 siècles d’existence sur cette terre. Deux historiens de l’Eglise, Francisco Dvornik et Enrique Dussell – ce dernier originaire de Mendoza (Argentine) et installé au Mexique –, ont dénombré 10 schismes entre sa fondation et les 9 siècles suivants.

Au cours du Bas Moyen-Age il y a eu 5 schismes en quatre siècles à peine, une période assez courte pour une institution aussi ancienne. Et depuis la Réforme luthérienne (1378-1449) jusqu’aux turbulences causées par les curés latino-américains de la Théologie de la libération dans les années 1960 il y a eu non moins de 6 schismes ou des crises qui pouvaient y conduire.

Ces 21 «effondrements« du pouvoir catholique dans le monde ont été traversés par une centaine de crises. Les 21 schismes connus ont été les 21 occasions où la situation leur a échappé des mains.

Une donnée clé qui jusqu’à cette récente visite au Brésil avait disparu dans la montagne de mots déversés au sujet des motivations et des propos du premier Pape latino-américain est le caractère social des revendications contenues dans presque tous les processus et situations qui ont conduit aux crises et aux schismes ecclésiastiques.

Dans 18 des 21 cas, les ruptures ont été précédées de mouvements et de courants internes de résistance au pouvoir concentré et luxurieux des papes, de l’Eglise et de Rome. Il y a toujours eu un prophète rebelle ou un acte dissident et un lieu dont ils portent le nom: marcionistes, rigoristes, novatiens, cathares, franciscains, umilatistes, nicolaïstes, simoncistes, luthériens, entre autres, ou les curés rebelles du Tiers-monde.

Dans tous les cas, l’appel a passé sans hiatus depuis la perte du sens de la communauté de l’Eglise à la dénonciation du caractère monarchique du pouvoir installé à Rome. «L’état déplorable de la vie ecclésiastique dans son sens le plus large et son éloignement des pauvres» rappelle Dvornik au sujet des causes des schismes.

Ce n’est donc pas par hasard si cette forme de revendication est présente dans les principales déclarations du pape François et dans son audace pour adopter un autre genre d’habitudes personnelles, sans pour autant changer l’essentiel: la foi et le pouvoir de l’Eglise à Rome. Cela on ne le touche pas, c’est la limite. C’est cette même limite qui empêche toute possibilité de changer la nature de l’Eglise. C’est la même illusion qu’avaient les protagonistes d’une «réforme de l’ONU», des Forces armées ou de la Maison Blanche. On ne change pas ce genre d’institutions, on les combat.

C’est là qu’apparaît ce qui distingue le pape François et sa croisade. Au lieu de diriger un mouvement laïque, ou d’origine populaire et de rébellion, il a lancé une croisade œcuménique globale préventive, pour éviter que, depuis les soubassements sociaux de l’actuelle crise capitaliste, surgisse quelque chose de similaire, même de très loin, de ce qu’a été la théologie de la libération.

Cet objectif est impossible sans une réforme profonde, comme celles qui ont sauvé l’Eglise avant ou après certains conciles. Et la réforme profonde d’une institution corporatiste mondiale et millénaire comme l’Eglise ne peut être qu’adaptation, ajustement aux circonstances, ou alors, comme l’a dit Giuseppe Tomasi di Lampedusa, il faut tout changer pour que rien ne change.

Cette réforme d’une institution globale, intégrée au système mondial de pouvoir, tente de faire d’une pierre deux coups en devenant une conscience préventive non seulement pour l’Eglise, mais aussi pour l’ordre économique dominant, les deux étant menacés par les dérèglements provenant de leurs entrailles.

Trois commentateurs ont eu des mots justes à ce sujet.

Giuseppe de Rita, du Corriere della Sera, lorsqu’il a dit que «l’option du pape est claire: la globalisation ne peut pas se gouverner avec la verticalité hiérarchique et pyramidale des pouvoirs».

Le quotidien Wall Street en signalant que «le premier pontife latino-américain est en train de devenir une voix importante de la région. Ses éloges ou ses critiques aux dirigeants gagnent en force grâce à sa popularité croissante».

Enfin, l’intellectuel brésilien chrétien, Paulo Horta, apporte le commentaire le plus juste sur ce dont nous sommes les témoins dans les agissements du pape: «Même s’il est seul, il est déjà une division».

La question est, comment survivre, et si cela est possible, aussi comment récupérer ce qui a été perdu et croître, dans une société mondiale soumise à des changements culturels qui ont lieu à une vitesse maximum depuis les décennies des années 1920 et 1970?

La réponse n’est pas simple pour une institution de plus de 900 millions de fidèles sur la planète, répartis en cinq continents, avec plus de 1’000 cardinaux organisés en lobbys de pouvoir national, régional et dans la ville sainte de Rome, près de 40’000 prêtres contrôlant quelques 300’000 maisons paroissiales ainsi que des avoirs financiers importants difficiles à contrôler. (Traduction A l’Encontre)

[1] Le Canard enchaîné, en date du 21 août 2013, donne des informations qui vont au-delà de ce que la presse a révélé sur les malversations de Nunzio Scarano, «un haut cadre bancaire du Vatican», arrêté le 28 juin sur ordre de magistrats italiens, suite à «un transfert clandestin – “en jet privé” – de 20 millions d’euros de Suisse en Italie». Hervé Liffran écrit: «Pour l’heure, l’essentiel est sauf: pendant que les médias se focalisent sur l’IOR (Institut pour les oeuvres de religion, banque officielle du Vatican), nul ne s’intéresse au véritable coeur nucléaire de la finance du Vatican, la très peu connue Administration du patrimoine du siège apostolique (APSA) où officiait également Nunzio Scarano. Sous ce pieux vocable se cache la véritable banque d’affaires du Saint-Siège: un établissement financier chargé de faire fructifier les liquidités et de gérer les participations et les biens immobiliers du Vatican.» Le journaliste, bien informé, du Canard enchaîné, indique dans sa liste d’acquisitions foncières de l’APSA: «En Suisse, à Lausanne, l’APSA a acquis de forts beaux immeubles sur la chiquissime avenue Florimont. A Londres, elle a jeté son dévolu sur les très huppés Saint James’s Square et New Bond Street, où elle compte parmi ses locataires un des plus grands joailliers de la place. Même bon goût à Paris. La filiale Sopridex a investi dans un immeuble de la rue Guynemer, face au jardin du Luxembourg où elle a jadis logé François Mitterrand et, aujourd’hui, Bernard Kouchner… Une filiale, Profima SA, domiciliée à Genève [place du Molard 5], supervise tous ces placements immobiliers. Son conseil d’administration est composé de banquiers cathos et du patron de la section extraordinaire de l’APSA Paolo Mennini.» (Réd. A l’Encontre, 21 août 2013)

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Cet article a été publié sur le site de la revue Herramienta (Buenos Aires), en date du 28 juillet 2013. L’auteur, Modesto Emilio Guerrero, d’origine vénézuélienne, vit actuellement en Argentine. Il a créé la section du Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV, parti bolivariste) en Argentine. Il est l’auteur de divers ouvrages, parmi lesquels ¿Quién inventó a Chávez? (EFOCOTRAC, Caracas, 2007).

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