Haïti: «Nous devons pouvoir vivre en tant que personnes»: chronique depuis un Haïti au rouge vif

Manifestation lors des mobilisations qui ont commencé au début février

Par Lautaro Rivara-Nodal

A mesure que le climat social s’échauffe en Haïti, les frustrations sociales s’accumulent dans une poudrière qui ne finit jamais de se dissiper. Après les mobilisations intenses de l’an dernier, avec des épicentres massifs et radicaux en juillet, octobre et novembre, la trêve tacite de fin d’année a donné lieu à un Noël précaire sur le plan matériel, mais tranquille. Toutefois, les festivités n’ont constitué qu’un bref intermède.

Bientôt les batailles contre la pénurie, la corruption endémique, la crise économique et sociale et l’absence d’un modèle de nation pour la première république indépendante qui a émergé dans l’histoire de ce côté du Rio Bravo, vont reprendre. Les protestations durent depuis huit jours intenses et rien ne semble indiquer qu’elles vont s’arrêter.

Les premiers symptômes de ce nouveau cycle de protestations se sont manifestés dans notre propre ville, lorsque des jeunes qui protestaient contre l’intervention policière dans un conflit foncier ont mis le feu au poste de police de la ville de Montrouis, département de l’Artibonite. La riposte, prévisible, a été la militarisation rapide d’un village par ailleurs paisible. Le lendemain de l’événement, les forces spéciales du CIMO [Corps d’intervention et de maintien de l’ordre] faisaient déjà une longue sieste devant le marché du village, et personne ne se souvenait ni pourquoi ni comment ils étaient arrivés là. Mais très vite, le conflit a commencé à se propager dans différentes parties du pays, pour aboutir à la journée explosive du 7 février, jour anniversaire de la fuite du pays du dictateur Jean-Claude Duvalier [le 7 février 1986; en France il vit dans le luxe, avec les millions de dollars soustraits à «l’Etat», ceci jusqu’à son divorce de 1993, ce qui le «désargente» quelque peu. Réd.]. Depuis le début février, tout le répertoire des actions de rue a commencé à se combiner: rassemblements sporadiques, immenses mobilisations spontanées, caravanes de motards, grèves des transporteurs, incendies de commissariats et de bâtiments gouvernementaux et, surtout, des milliers de barricades qui ont rapidement paralysé la capitale et les dix départements du pays.

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Les pénuries de carburant ne cessent de s’aggraver depuis des semaines. Les longues files d’attente devant les stations-service ont cédé la place à des portes fermées et des terrains de jeux vides, sans voitures ni passants. Les derniers litres de carburant destinés à la circulation légale ont été engloutis par la contrebande. Maintenant il n’est plus possible d’obtenir du carburant que dans la rue, après des négociations ardues et à des prix extravagants. Dans ces bagarres, c’est le petit consommateur qui a tout à perdre, depuis le conducteur qui doit rouler à moto pour acheter sa ration quotidienne de riz et de haricots, à la vendeuse qui doit allumer une lampe avec son briquet pour continuer ses ventes au détail pendant les heures sans soleil.

Les causes de la pénurie sont en avec retards de paiements et les obligations contractées par l’État haïtien déficitaire. Ce dernier à des dettes énormes – des millions – à l’égard de l’entreprise qui concentre les importations. Les monopoles ne se gênent pas pour régler des comptes en faisant grincer des dents l’ensemble de la population avec leur capacité à paralyser le pays. Les rues sont presque vides et les prix de toutes les denrées, du transport à la nourriture, ont grimpé en flèche. L’économie quotidienne est en lambeaux en paralysant au quotidien ceux qui luttent chaque jour pour leur subsistance dans le pays le plus pauvre (ou plutôt le plus appauvri) de l’hémisphère.

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Alors qu’à à niveau international les regards se tournent vers le Venezuela agressé, la grave crise haïtienne passe, une fois de plus, pratiquement inaperçue. La nation caribéenne subit un isolement dont les facteurs politiques et économiques sont encore plus décisifs que son insularité ou sa singularité linguistique. Mais cette situation est plus fondamentalement motivée par le gouvernement national égocentrique de Jovenel Moïse [élu en novembre 2016; et président depuis le 7 février 2017; les résultats de son élection ont de suie et sont encore contestés].

Celui-ci, en proie à huit jours de protestations et répudié par pratiquement tous les secteurs de la vie nationale haïtienne, vient de donner un signe significatif d’alignement sur la diplomatie de guerre états-unienne, en reconnaissant dans le cadre de l’OEA [Organisation des états américains], l’autoproclamé Juan Guaidó, ce «président» récemment bénit par le Département d’État, qu’on a appelé le «Chien blanc».

La politique abstentionniste que Haïti a menée avec d’autres pays des Caraïbes a été décisive pour empêcher les États-Unis et le Groupe de Lima d’expulser le Venezuela de la même organisation interrégionale en février 2018. Or, la politique pragmatique et mendiante de Moïse pourrait difficilement être confondue avec une affinité idéologique avec ce qui a été qualifié de «socialisme du XXIe siècle». Dès qu’on a exercé des pressions, Moïse est rapidement revenu au bercail, trahissant les liens historiques de Haïti avec le Venezuela et surtout la politique généreuse menée par Hugo Chávez Frias et la plateforme d’intégration énergétique Petrocaribe depuis 2005 [alliance entre les pays des Caraïbes et le Venezuela permettant aux membres de Petrocaribe d’acheter au Venezuela le pétrole à des prix préférentiels].

Aujourd’hui, il faudrait donc rappeler qu’en ce qui concerne des urgences humanitaires, des exodes migratoires, l’insécurité alimentaire, la répression étatique et l’absence de démocratie, les préoccupations devraient se concentrer avec un œil quelque peu plus critique sur ce Haïti dévasté, sur sa classe politique et sur ses soutiens internationaux. Mais compte tenu du soutien inconditionnel des Etats-Unis à l’apartheid israélien ou au régime taré de la monarchie absolutiste saoudienne, il est évident qu’il s’agit plutôt de garantir l’exploitation du pétrole brut vénézuélien et de compléter le processus de recolonisation du continent inauguré avec le coup d’Etat au Honduras il y a exactement une décennie. Les autres prétextes ne sont que des alibis plus ou moins imaginatifs, comme l’étaient les armes de destruction massive pour la guerre en l’Irak ou le parrainage du terrorisme par Cuba.

Cette indifférence retentissante à l’égard de la crise haïtienne, s’explique aussi par le racisme séculaire d’un monde à structure coloniale depuis l’époque de l’esclavage des plantations et du commerce triangulaire [d’esclaves et de denrées coloniales entre l’Afrique, les Antilles et l’Europe]. C’est ce racisme qui fait que divers secteurs, y compris progressistes ou de «gauche», peuvent s »émerveiller devant «l’élégance» avec laquelle des milliers de gilets jaunes (certainement tout à fait dignes) combattent dans les rues de Paris, tout en méprisant les batailles désespérées d’un peuple noir et tiers-mondiste qui n’a cessé de se mobiliser par centaines de milliers, voire par des millions, depuis l’insurrection populaire de juillet 2018 %qui a démarré en mars, de fait, et a connu son point le plus élevé en juillet].

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Le mot «ladrón» (voleur) a en créole – la langue nationale des Haïtiens – une connotation beaucoup plus forte que dans d’autres langues continentales comme le portugais, l’espagnol et l’anglais. Ce terme n’est pas fréquemment utilisé, et ce n’est pas non plus un mot à dispenser à la légère. Le vol qualifié est considéré comme un délit grave pour l’ensemble de la communauté, de sorte que dans certaines zones rurales, il est encore sévèrement puni, avec des méthodes judiciaires autogérées par les communautés elles-mêmes. C’est la raison pour laquelle le fait de qualifier le président de la République et l’ensemble de la classe politique de voleurs ignobles est moins fréquent et encore plus significatif que dans beaucoup de nos pays.

L’accusation de vol est liée au détournement de fonds publics, prouvé par le Sénat haïtien et examiné par la Cour supérieure des comptes elle-même, qui incrimine les hauts fonctionnaires de l’administration actuelle et de l’administration présidentielle précédente de Michel Martelly [après le tremblement de terre catastrophique du 12 janvier 2010, le chanteur Martelly, suite à diverses péripéties électorales, gagne les élections et sera président de mai 2011 à février 2016 ; il se retira dans une de ses villas à Palm Beach, en Floride.] C’est une somme d’environ 3,8 milliards de dollars – prévue pour faire face à l’interminable urgence infrastructurelle que connaît le pays – qui a été dilapidée par la classe politique locale avec la complicité de diverses capitales. Il s’agit de fonds que la Révolution bolivarienne avait généreusement accordés dans le cadre des programmes de développement de la plateforme d’intégration énergétique Petrocaribe.

Si l’on ajoute à cette corruption endémique la situation fragile de l’économie et de la société haïtiennes, on comprend aisément les rancunes accumulées et les aspirations à la transformation sociale, exprimées de manière contradictoire dans la rue par une mosaïque où se mêlent les secteurs syndical et politique, urbains et paysans, ecclésiastique et entrepreneur, conservateur et radical.

Certains indicateurs économiques peuvent nous aider à résumer rapidement la situation: une dévaluation de 20% de la monnaie nationale, la gourde, au cours de l’année 2018; une inflation à deux chiffres que certains analystes estiment de l’ordre de 14 ou 15%; le gaspillage des ressources publiques qui sont absorbées par la classe politique sous forme de toutes sortes d’émoluments; la mauvaise gestion économique d’un Etat qui ne dispose même pas d’un budget officiel depuis le retrait de celui prévu pour le cycle 2018-2019; les niveaux alarmants du chômage et le caractère totalement informel du monde du travail ; la ruine prononcée de la production agricole; l’exode permanent des jeunes femmes, expulsées des campagnes vers les villes et de là vers les pays où elles sont discriminées et surexploitées de multiples façons; et enfin la faim qui frappe durement pratiquement 60% de la population totale.

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Un véhicule blindé des Nations Unies conduit par des militaires étrangers, a perdu le contrôle et a heurté un tap tap [taxi collectif], le moyen de locomotion populaire d’Haïti. Le bilan tragique a été de quatre morts et neuf blessés. L’accident était sans aucun doute involontaire. Mais plus que l’inexpérience du conducteur, ce qui suscité la stupeur et la colère des citoyens ordinaires était dû au fait de ne pas comprendre pourquoi un véhicule blindé, un véhicule de guerre, circule, menaçant, dans un pays pauvre, sans forces armées qui ne représente pas une menace pour la sécurité des pays tiers. Il y a quinze ans a commencé la prétendue pacification d’Haïti, promue par les Nations Unies et incarnée par l’intervention d’une force militaire et civile multilatérale, la MINUSTAH (sous direction des militaires du Brésil, aujourd’hui rebaptisée MINUJUSTH).

Mais aujourd’hui, la principale menace pour la population, plus que l’insécurité locale (relativement faible si on la compare à celle existant dans le reste de la région) et encore plus que l’action de ses propres forces de police, est la présence d’une force d’occupation. Parmi les atrocités commises par ces forces on peut citer le viol systématique de femmes dans les «ghettos», entre 7’000 et 9’000 victimes de l’épidémie de choléra apportée au pays par un contingent de soldats népalais, et un nombre incertain de jeunes tués dans les bidonvilles de la capitale Port-au-Prince. En Haïti – et cela pourrait aussi se produire au Venezuela – l’aide dite «humanitaire»n’a été qu’un excellent alibi pour violer la souveraineté territoriale de nos nations. La petite nation des Caraïbes est aujourd’hui un exemple de ce que le «capitalisme humanitaire»pourrait générer au Venezuela.

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Les forces de police reconnaissent déjà qu’il y a eu 10 morts. Des secteurs de l’opposition et des mouvements sociaux insistent qu’il y en a en réalité une cinquantaine, et un nombre égal de blessés. Ces derniers jours, les rues et les réseaux sociaux montrent une série d’images horribles: des jeunes et des enfants à l’agonie dans les rues de la capitale; un militant populaire aidé par ses camarades après avoir été abattu par une balle de la police dans les environs du parlement; une dense fumée noire qui recouvre la ville de façon quasi permanente, générant une atmosphère irrespirable.

Le marché de Croix-des-Bossales, mille fois brûlé, mille fois reconstruit, a encore été réduit à un enchevêtrement de fers tordus. Mais il y a aussi sans doute des images héroïques, avec l’héroïsme des gens simples, sans facilités, qui se mobilisent. Être dans les rues d’Haïti est aujourd’hui bien plus qu’une option politique et un geste de courage : c’est une nécessité vitale, la course désespérée d’un peuple à bout: des hommes en fauteuil roulant ou sur des béquilles marchant sous le soleil brûlant de midi; des vendeuses et des femmes âgées criant leurs slogans désespérés face à la répression policière. Et aussi de petits gestes de solidarité internationale qui clignotent comme de faibles lumières, et viennent au pays en surmontant les barrières de la langue et de la léthargie.

Nou gen dwa viv tankou moun. «Nous avons le droit de vivre en tant que personnes», peut-on lire sur une bannière, cri résumant un programme minimal, élémentaire, simplement humain. Le programme d’un peuple qui se souvient encore des gloires passées, qui croit encore aux possibilités de régénération nationale et qui recherche passionnément, pour la deuxième fois, son indépendance et sa dignité. Un peuple qui souffre, oui, mais qui ne se résigne jamais. (Article publié en espagnol sur le site Nodal; article publié en date du 14 février 2019; traduction A l’Encontre; des articles vont suivre sur les déroulements depuis cette date)

Lautaro Rivara-Nodal, sociologue et membre de la Brigade Dessalines de Solidarité avec Haïti.

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