Cuba: un transfert laborieux d’emplois

Par rédaction El Pais (Montevideo)

Dans le cadre de divers articles, publiés sur ce site, donnant des informations sur la situation socio-économique de Cuba – dans le contexte baptisé de «profonde réforme» – nous publions cet article qui fournit quelques données pouvant nourrir une réflexion plus approfondie dans le futur. (Rédaction A l’Encontre).

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Presque deux ans après la réforme entreprise par le gouvernement de Cuba pour diminuer le nombre d’agents du secteur public et renforcer le secteur privé, le rythme des réformes a ralenti. Actuellement il est tellement lent que nombreux sont ceux à Cuba qui doutent de la volonté – ou de la capacité – de la «vieille direction» [1] de restructurer un des derniers systèmes dit communistes du monde et de passer presque la moitié de la production en mains privées.

Il y a ceux qui espéraient des mesures susceptibles de créer plus d’opportunités pour les commerces privés. Mais au cours de la semaine dernière, ils ont appris que le gouvernement a pris la décision – laquelle a reçu très peu de publicité – d’appliquer de forts tarifs douaniers sur les importations informelles de marchandises en provenance de Miami et d’autres origines, soit justement celles qui constituent le moteur de beaucoup de nouveaux commerces.

«Cette mesure peut avoir un impact énorme», a expliqué Emilio Morales, président du Grupo Consultor Habana, ayant son siège à Miami, qui a indiqué que les commerces qui sont la propriété de l’Etat de Cuba sont en train de perdre du terrain face aux vendeurs de rue. «Cela montre que l’Etat n’est pas prêt à entrer en concurrence avec le secteur privé.»

A fin 2010, lorsque le gouvernement cubain a commencé à permettre aux citoyens d’ouvrir des commerces privés, presque 250’000 personnes ont choisi de travailler à leur propre compte en ouvrant des restaurants, des bars et des commerces improvisés, conduisant des taxis ou réparant des téléphones cellulaires. Ajoutés à ceux qui avaient profité du précédent essai de privatisation au cours de la décennie 1990, environ 387’000 Cubains, sur une population d’environ 11 millions d’habitants, travaillent actuellement pour leur propre compte. Pour la première fois depuis 50 ans, les Cubains peuvent acheter et vendre des logements et des automobiles sur le plan privé.

L’accroissement du secteur privé s’est accompagné d’une marée de biens qui entrent quotidiennement à Cuba dans des valises ou des sacs à main, principalement en provenance de Panama, des Etats-Unis et de l’Espagne.

L’objectif: que 40% de l’économie devienne privée

N’ayant pas accès à un marché de grossistes, les Cubains cherchent des amis, des membres de leur famille et ce qu’on a appelé des «mules» pour obtenir de tout, depuis des aliments jusqu’à des babioles et des iPhone. Morales estime que ce commerce parallèle a atteint plus de 1000 millions (1 milliard) de dollars annuels depuis que le gouvernement du président Barack Obama a commencé à desserrer les restrictions sur les voyages et les livraisons en 2009.

Yunilka Barrios, qui vend des lunettes de soleil, des accessoires pour les cheveux, du vernis à ongles et des soutiens-gorge de couleurs vives dans une entrée étroite et peu propre d’un bâtiment, se dit alarmée devant la perspective de l’entrée en vigueur, en septembre 2012, d’une taxe de 100% touchant les importations informelles, qui a été annoncée par le gouvernement. «Tout a l’air de rétrécir», s’exclame-t-elle.

Des difficultés

Les économistes, les commerçants et les diplomates considèrent que le président Raul Castro est en train d’avancer prudemment à cause de la résistance manifestée par des fonctionnaires du niveau moyen – peu enthousiastes devant la perspective de perdre leurs avantages – et des dignitaires conservateurs rendus nerveux par l’impact social et politique que peut avoir une ouverture.

Le leader cubain, qui a juré s’éloigner des «thérapies de choc» qui ont achevé l’Union soviétique, a déclaré dans un discours qu’il a prononcé en décembre que le gouvernement avancerait «sans hâte ni improvisation, et travaillera pour surmonter les schémas de pensée anciens et dogmatiques, tout comme il corrigera à temps toute erreur».

Néanmoins, pour des personnes comme Yele Lopez de la Paz – qui  a fait faillite pour des questions de compétences, de manque d’expérience et de marges bénéficiaires insuffisantes – le rythme de changement a été trop lent. Il avait ouvert un bar dans son pâté de maisons en juillet 2011. Le premier mois, il a gagné 100 dollars en vendant des pizzas, du jus de mangues cultivées par sa mère au fond de sa maison et des chewing-gums que sa grand-mère lui avait envoyés depuis Miami. Ensuite, trois autres bars ont ouvert dans les environs. Lorsque le bar de Paz a fermé en novembre 2011, il ramenait à la maison un dollar par jour. «J’investissais beaucoup d’argent et de temps, mais je ne gagnais pas», expliquait-il d’un ton frustré.

D’après les experts, au vu du manque d’avancées, l’engagement qu’a pris le gouvernement, en avril 2012, de passer 40% de la production du pays au secteur non étatique – et cela en cinq ans – est de moins en moins plausible.

«Au rythme où ils vont il n’y a aucune chance qu’ils atteignent l’objectif», a indiqué Carmelo Mesa Lago, professeur émérite de l’Université de Pittsburgh, originaire de Cuba [et auteur d’études reconnues sur l’économie cubaine].

Dans certaines provinces, le gouvernement est en train de céder des petits commerces de l’Etat, parmi lesquels des bars et des ateliers de réparation de montres, à leurs employé·e·s. Il lève une taxe de 4 dollars sur la valeur des contrats entre organes de l’Etat et les citoyens «entrepreneurs». Il est en train de sous-traiter des travaux, comme ceux de construction, à des opérateurs indépendants.

En novembre 2011, les autorités ont accepté d’étendre les locations de terres aux agriculteurs qui cultivent celles de l’Etat et de leur permettre d’acquérir ces propriétés, même si les normes n’ont pas encore été divulguées.

«C’est la première fois depuis les décennies 1970 et 1980 que le pays a un plan et c’est la première fois qu’il existe une discipline pour appliquer la stratégie», a signalé Rafael Betancourt, un économiste qui vit à La Havane.

Mais certains disent que cette mesure va à l’encontre des besoins urgents des Cubains. Orlando Marquez Hidalgo, éditeur de la revue catholique Palabra Nueva, a dit récemment que le «mécontentement et la frustration» des travailleurs licenciés du secteur public augmenteraient s’ils échouaient dans leur tentative de trouver un autre emploi. Et que, dès lors, le «nombre de personnes dissidentes ou qui souhaitent partir» irait également croissant. «Le rythme est vital», a-t-il conclu.

Au cours de cette année, le gouvernement vise à réduire le nombre de fonctionnaires d’Etat de 170’000 et à augmenter de 240’000 les emplois «ouverts» dans le secteur privé, ce qui constitue un objectif difficilement atteignable compte tenu du fait qu’au cours de cinq premiers mois de cette année à peine 24’000 Cubains ont obtenu des permis pour travailler à leur propre compte.

Le vice-président du Conseil d’Etat, Esteban Lazo Hernandez, a dit en avril 2012 que la production du secteur privé allait croître pour atteindre entre 40 et 45% du produit intérieur brut (PIB) en cinq ans. Actuellement ce taux se situe à hauteur de 5%.

Des profits

Cependant tous les «entrepreneurs» n’affrontent pas des difficultés. Certains restaurants et services de taxi font des profits. Carlo Saladrigas, un entrepreneur cubano-étatsunien, a noté, au cours d’une visite à La Havane, en mars 2012, qu’il connaissait des personnes «qui sont en train de gagner beaucoup d’argent, même selon les critères étatsuniens».

Une douzaine d’entrepreneurs cubains ont déclaré qu’ils gagnent davantage d’argent que s’ils étaient employés dans le secteur public. Néanmoins l’approvisionnement des commerces de détail de l’Etat n’est pas fiable et revient cher, raison pour laquelle ils utilisent fréquemment le marché noir pour réduire les coûts.

Le propriétaire d’un bar, qui a demandé l’anonymat parce qu’il décrivait une activité illégale, a signalé qu’il achetait les pains pour les hamburgers dans la porte de derrière d’une boulangerie d’Etat et les hamburgers à un ami qui se procurait en douce de la viande hachée sur son lieu de travail.

Des exigences

Un homme qui vend des pièces de quincaillerie a dit que la plupart de ces pièces proviennent de «Roberto», un euphémisme qu’utilisent les Cubains pour désigner des biens dérobés.

Amarilis Albite Cabezas, étudiante en comptabilité âgée de 23 ans, qui a un bar dans sa maison dans une banlieue de La Havane, estime que les restrictions découlent de la méfiance permanente à l’égard de l’enrichissement individuel. «Ils n’ont pas bien organisé les choses», a déclaré Albite qui a renoncé à tenter d’obtenir un crédit bancaire de 700 dollars pour acheter un frigo parce qu’on lui a exigé deux garanties, dont l’une était de devoir déposer l’entièreté du bien acquis comme garantie jusqu’à ce qu’elle rembourse la totalité de la somme. «Ils ont ouvert ces commerces pour que les gens puissent survivre et pour pouvoir survivre eux-mêmes», a-t-elle ajouté. «Je ne crois pas qu’il y ait des gens qui soient en train de s’enrichir. Cela serait, je ne sais pas, du capitalisme.»

Les chiffres

Selon le gouvernement, on estime à 3,4% la croissance de l’économie à Cuba en 2012. Les importations d’aliments, cette année, seront réduites de 120 millions de dollars.

Les mesures pour réduire l’Etat

Stimulation de l’emploi privé
Depuis la fin 2010, il est autorisé d’ouvrir des commerces et de travailler de manière indépendante dans divers secteurs tels que les restaurants, les bars, les taxis, la coiffure, les réparations sanitaires et la téléphonie cellulaire, entre autres. Aussi pour la première fois en 50 ans de révolution, la vente d’immeubles et de voitures est autorisée.

Moins d’emplois à l’Etat
Cuba fait des avancées dans la suppression de 500’000 emplois publics en cinq ans et d’un million de ces emplois en dix ans. Quelque 387’000 Cubains travaillent à leur compte. Ce nombre continue d’augmenter.

Un commerce millionnaire
On a généré une «inondation» de biens qu’apportent les citoyens qui ont reçu l’autorisation de voyager. Ce commerce parallèle se monte à 1000 millions de dollars US.

Des activités se diversifient
180 activités ont été ouvertes au secteur privé et dans 83 d’entre elles les nouveaux entrepreneurs peuvent engager du personnel.

• Distribution d’aliments
On a autorisé à 422 coopératives formées par des paysans privés de signer des contrats pour réaliser la distribution de fruits, de légumes et de viandes à des hôtels et des centres de tourisme d’Etat. 45 contrats sont entrés en vigueur. (Traduction A l’Encontre)

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[1] Dans un entretien accordé au quotidien El Pais, en date du 22 juillet 2012 (p.10), Ricardo Alarcon, né à La Havane en 1935, président de l’Assemblée du Pouvoir populaire de Cuba, affirmait : «Ce sont des frères [Raul né en 1931 et Fidel né en 1926] qui s’aiment énormément. Et sur toutes les questions fondamentales, il faut consulter le commandant en chef» [Fidel]. (Réd. A l’Encontre)

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