Brésil et Haïti. «Leçons historiques et gestion militaire de la pauvreté»

Entretien avec Marco Morel
conduit par Gabriel Brito

L’entretien entre l’historien Marco Morel et Gabriel Brito, rédacteur de Correio da Cidadania, portant sur les relations entre la révolution haïtienne (1791-1804) et le Brésil – dans lequel a régné un mode de production esclavagiste – renvoie à l’histoire comme à une réalité présente. L’intervention militaire du Brésil en Haïti, dans le cadre de la (MinustahMission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti) est considérée par de nombreux observateurs brésiliens non seulement comme une forme de «sous-impérialisme brésilien», mais comme un exercice de contrôle militaire fonctionnel à une intervention interne. Ce que confirme, sous ses traits particuliers, la mise sous occupation militaire de Rio de Janeiro. Gabriel Brito souligne qu’en Haïti «le contrôle d’une population noire majoritairement pauvre et misérable» est une formule «qui pourrait parfaitement être transférée sur nos terres dans le moment présent». Le titre même de l’ouvrage de Marco Morel vise à expliquer, conjointement, l’importance historique de la révolution haïtienne et la volonté des dominants de la rendre invisible dans un Brésil esclavagiste et dans lequel la question noire reste au centre des affrontements de classe. (Rédaction A l’Encontre) 

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Correio da Cidadania: Votre livre intitulé La révolution d’Haïti et le Brésil esclavagiste – Ce qui ne doit pas être dit permet d’aborder d’entrée certaines questions. Qu’entendez-vous par «ce qui ne doit pas être dit»?

Marco Morel: Il y a, au Brésil, différents points d’invisibilité autour de l’histoire de la Révolution haïtienne qui, si on les additionne, constituent un véritable black-out. Ce sont des tentatives d’occulter ou de disqualifier un mouvement de travailleurs soumis à l’esclavage qui a détruit l’esclavage et la domination coloniale. C’est toujours un défi que d’écrire l’histoire du non-dit.

Deux points principaux ont motivé le sous-titre du livre: l’ignorance et le racisme. L’ignorance que nous avons héritée sur le sujet n’est pas innocente. Les épisodes étaient connus par tous à l’époque où ils se sont produits. Mais au sein d’importants secteurs des élites brésiliennes, le mot d’ordre était: taire les choses ou en dire du mal.

Cette «malédiction» s’est prolongée jusqu’à aujourd’hui dans les mémoires collectives et même dans les travaux historiques, par différents moyens et pour des motifs divers. Comme l’a dit l’anthropologue haïtien Ralph-Michel Trouillot, la Révolution était impensable en Haïti et, en se produisant, elle est devenue un non-événement. C’est là l’intention de mon livre, parler de ce qui ne se dit ou ne s’écrit pas toujours, de ce qui a été effacé de la mémoire et de l’historiographie.

Correio da Cidadania: Comment le travail de production de ce livre s’est-il fait et quel en fut le point de départ ?

Marco Morel: Depuis que j’ai 18 ans environ, je suis curieux d’en savoir plus sur la Révolution haïtienne [1791-1804]. Je commençais alors à lire mes premiers livres sur l’histoire du Brésil, empruntés dans la bibliothèque de mon grand-père Edmar, journaliste et historien qui avait publié, parmi d’autres, le livre La Révolte du fouet [A Revolta da Chibata, publié en 1959, il portait sur la révolte des marins en 1910, contre les punitions corporelles]. Un point attirait mon attention: ce qui s’était passé dans la colonie française de Saint-Domingue semblait avoir suivi le chemin inverse de celui de la société brésilienne.

Je me demandais: si au Brésil les travailleurs réduits à l’esclavage avaient aussi, en tant qu’agents historiques, détruit l’ordre social et les classes dominantes elles-mêmes, notre société serait-elle à l’opposé de ce qu’elle est aujourd’hui? Aurions-nous chez nous un Haïti? Y aurait-il une possibilité d’entrevoir un horizon de transformations sociales plus radicales que là-bas à l’époque? La Révolution en Haïti, c’était une énigme qui m’intriguait.

Correio da Cidadania: Et que pouvez-vous nous dire de vos recherches?

Marco Morel: Alors que j’étais plus âgé, j’ai mené entre 2002 et 2017, pendant 15 ans, des recherches dans des archives nationales et internationales. J’ai essayé de lire les principaux travaux sur le sujet, parce qu’il y a beaucoup de littérature à ce sujet en français et en anglais. Au long de ces trois décennies, j’ai passé de la situation d’étudiant en journalisme à celle d’historien professionnel. Et j’essaie maintenant d’apporter une contribution à ce thème et à ces questions, sans bien sûr avoir la prétention d’apporter des réponses définitives ou de parvenir à épuiser le sujet. D’une certaine façon, mon intention est de piquer la curiosité des gens.

Correio da Cidadania: Quelles furent les répercussions de cette révolution dans un Brésil qui était en train de passer de l’état de colonie à celui d’empire ?

Marco Morel: L’abbé Henri Grégoire [1750-1830, «évêque constitutionnel»], un religieux français qui appuya courageusement le mouvement quand celui-ci se produisit, affirmait que Haïti était un phare brillant dans les Antilles, vers lequel les yeux du monde entier étaient tournés: les opprimés avec l’espérance au cœur, les oppresseurs avec la haine.

Ici au Brésil, ce fut très différent. Il y eut dès le début un rejet intense, orchestré par les classes dominantes et les groupes dirigeants, ainsi que par leurs alliés culturels et politiques. Ce qui est également difficile pour l’historien d’aujourd’hui, c’est de trouver parmi les témoignages d’esclaves des références directes à Haïti (et exactes), même en étudiant les nombreuses sources concernant les innombrables révoltes et autres formes de résistance ayant existé dans notre pays.

Correio da Cidadania: Y aurait-il eu un espace pour une réception plus favorable de tels événements?

Marco Morel: Il existait dans la société brésilienne un ensemble de gens non soumis à l’esclavage qui était large et hétérogène (il représentait au moins un tiers de la population) et qui comptait autant des Noirs que des métis ou des Blancs, et autant des personnes qui avaient été libérées que des personnes qui étaient libres. Il y avait des individus très, peu ou pas du tout lettrés. Il y avait aussi des journaux, des tracts, des papiers volants manuscrits et beaucoup, beaucoup de voix et de rumeurs. C’est dans ces secteurs et dans cette ambiance que nous trouvons des traces d’une réception non hostile des événements à Haïti. Il existait indéniablement dans ce Brésil en train de passer du statut de colonie à celui d’empire des positions partiellement favorables ou même franchement favorables à la Révolution haïtienne.

C’étaient des relectures et des réinterprétations, il ne s’agissait pas de vouloir imiter au Brésil tout ce qui s’était passé en Haïti, ce qui aurait d’ailleurs été impossible. On ne peut nier que la Révolution haïtienne représentait un modèle négatif dans ce Brésil indépendant depuis peu, un miroir inversé, un exemple des horreurs devant être évitées. Mais, simultanément, il y avait aussi un modèle positif, ou partiellement positif, qui se référait de manière non hostile, voire élogieuse, à différents aspects de tel épisode ou de telle question, comme la question de la souveraineté nationale, la souveraineté populaire, l’antiracisme et même la critique fondamentale de l’esclavage.

La révolution multifaces d’Haïti a également eu des répercussions aux multiples facettes.

Correio da Cidadania: Quelle est l’importance de la Révolution haïtienne à l’époque contemporaine?

Marco Morel: Il y a trois grands événements qui ont fondé l’époque contemporaine occidentale qui sont chronologiquement: l’Indépendance des Etats-Unis, proclamée en 1776; la Révolution française à partir de la prise de la Bastille en 1789 et la Révolution d’Haïti, à partir de la grande insurrection de 1791.

Le premier a montré qu’il était possible d’en finir avec la domination coloniale sur le sol même du Nouveau Monde; le second a détruit les structures absolutistes et féodales dans une partie du Vieux-Monde; le troisième en a fini avec la domination coloniale et les structures de l’Ancien Régime, et a réalisé l’abolition de l’esclavage. Ce troisième événement est d’ailleurs allé plus loin que les deux premiers.

Je ne crois pas que ce soit la Révolution française qui ait provoqué la fin de l’esclavage colonial mais, au contraire, c’est la Révolution haïtienne qui a poussé sa métropole (qui était censée être révolutionnaire) à élargir la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Correio da Cidadania: Cette révolution haïtienne constitua donc un événement marquant à l’époque dite des Révolutions?

Marco Morel: Oui, c’est l’unique fois dans l’histoire qu’une insurrection d’esclaves a détruit le pouvoir établi dans une société. Ce fut aussi dans les Amériques la seconde proclamation d’indépendance et le premier pays à décréter l’abolition. Les travailleuses et les travailleurs soumis à l’esclavage dans cette colonie française des Caraïbes réalisèrent par leurs actions, leurs idées, leurs sentiments et souvent même par le don de leur propre vie un fait historique déterminant.

Cela fut célébré à l’époque dans l’allégresse par des fêtes, des danses et autres commémorations. Un vent d’espérance commença à souffler parmi les esclaves et autres opprimés des Amériques. Mais même ainsi, il ne faut pas que nous idéalisions tout cela de manière partisane, puisque tout au long du processus des contradictions aiguës ont vu le jour et que d’autres formes de domination ont été générées.

Correio da Cidadania: Quelles furent les conséquences générées par une telle révolution à ce moment-là pour ses protagonistes?

Marco Morel: Le protagonisme des esclaves fut décisif dans la Révolution d’Haïti, même si on ne peut dire avec exactitude lesquels parmi ces esclaves sont arrivés collectivement au pouvoir à travers elle. Ils furent très nombreux ceux qui passèrent de la rébellion à la révolution, avec détermination, courage et efficacité. Ils conquirent des espaces de liberté, réalisèrent des transformations et poussèrent dehors les leaders lorsque ceux-ci se mirent à hésiter.

Correio da Cidadania: Quel est le profil de ces leaders ?

Jean-Jacques Dessalines

Marco Morel: Des figures marquantes comme Toussaint Louverture, Henri Christophe et Jean-Jacques Dessalines ont surgi, des esclaves qui devinrent dirigeants politiques et militaires. Parmi les leaders il y avait surtout des hommes libres ou qui avaient été libérés, des Noirs et des métis, qui depuis le début ont avancé en se distinguant des masses qu’ils représentaient.

La question de la représentativité était difficile. L’inadéquation institutionnelle entre le corps politique national qui se formait et les identités culturelles africanisées (qui encore aujourd’hui imprègnent la société haïtienne) fut par exemple marquante. Il s’est alors formé, en alliance avec les intérêts des puissances étrangères, une élite politique, militaire et foncière.

De toute façon, une telle révolution a démontré que les Noirs savaient et étaient capables de gouverner une société selon les standards de la culture occidentale du tournant du XIXe siècle. Sortis de l’esclavage par leurs propres forces, ils avaient pu devenir des citoyens libres, ce qui faisait vaciller le fondement idéologique principal de l’esclavage. Un principe d’altérité était ainsi né, très incommode pour les sociétés racistes et esclavagistes d’Europe et des Amériques.

Correio da Cidadania: Et quelles furent les répercussions géopolitiques d’alors?

Marco Morel: Le siècle des abolitions, en Europe occidentale et dans les Amériques, commence en Haïti en 1793 et se termine officiellement 95 ans plus tard avec la Loi d’Or [Lei Áurea, officiellement Lei Imperial n. 3.353 de 1888, abolition formelle de l’esclavage] au Brésil.

Dans les sociétés esclavagistes, j’estime que l’impact de la Révolution haïtienne a été plus marquant même que la Révolution française. Durant la guerre révolutionnaire, les Haïtiens ont mis en échec aussi bien militairement que politiquement trois grandes puissances européennes: l’Espagne, l’Angleterre et la France.

Cela fut décisif pour l’affaiblissement de l’Empire bonapartiste et pour que la Grande-Bretagne décrète en 1807 (trois ans après l’Indépendance d’Haïti) l’illégalité du trafic atlantique d’esclaves.

Correio da Cidadania: Un tel impact pourrait-il avoir renforcé l’esclavagisme dans d’autres lieux?

Marco Morel: Les gouvernements de pays où existait l’esclavage se mirent alors à utiliser un tel exemple comme motif pour augmenter leurs bénéfices, la répression et le contrôle. Dans ce sens, on peut dire qu’une telle révolution a renforcé temporairement l’esclavage dans le sud des Etats-Unis, à Cuba et au Brésil.

D’un autre côté, certains pays de l’Amérique hispanique se mirent à abolir l’esclavage et les premiers gouvernements haïtiens eurent de l’influence dans ce processus. Certains parmi les dits «Libérateurs», comme Simon Bolivar et Francisco Miranda, se rendirent dans l’île rebelle et y reçurent de l’appui. Même au Brésil, la peur qu’il y ait un «nouvel Haïti» servit de référence pour des propositions réformistes qui furent peu à peu mises en place.

Correio da Cidadania: A quel stade du développement historique des libertés humaines et des configurations sociales pourrait-on placer la Révolution haïtienne?

Marco Morel: La Révolution haïtienne constitua un évènement fondateur, causant directement et indirectement d’importantes transformations mondiales, qui depuis n’ont jamais vraiment été reproduites. Elle a ouvert des chemins effectifs pour la fin du travail forcé et pour la déconstruction du racisme, et dans ce sens on peut dire qu’elle a rendu le monde un peu plus respirable.

Mais cette révolution fut aussi un épisode entouré de violences et des formes d’oppression ont été réinventées. Des guerres se sont produites entre Noirs et métis. La réforme agraire a été contenue, réduite. Plutôt que la révolution occupe l’Etat, nous dirions qu’elle fut occupée par lui.

Il en fut ainsi avec toutes les révolutions victorieuses de l’époque contemporaine entre les XVIIIe et XXe siècles, et il n’en alla pas autrement pour Haïti. Pour ce que nous en savons, la Révolution haïtienne, unique et incomparable, fait partie de notre histoire, de l’histoire de l’humanité, elle a généré des avancées et des transformations importantes, même si cela comporte des paradoxes, des limitations et des violences de tous les côtés.

Correio da Cidadania: Existe-t-il une tradition d’œuvres qui racontent l’histoire des Noirs d’un point de vue moins académique et qui soit accessible à notre public?

Marco Morel: Oui, bien sûr. Il existe en effet une masse de connaissances historiques considérable, élaborées et encore à élaborer, sur les populations noires et indigènes dans notre pays et qui ne parviennent pas jusqu’à un large public. Il y a au Brésil une invisibilité de la Révolution d’Haïti, même dans les écoles. Jamais je ne l’ai étudiée au collège, ni même à l’université. C’est ainsi qu’est méconnue, sauf par certains spécialistes, la dimension de la présence et du protagonisme des peuples indigènes. Il en va de même avec d’autres rébellions et pensées «déviantes».

Il y a même des secteurs de gauche qui répètent que l’histoire du Brésil ne s’est faite que «depuis en haut», en reléguant au second plan toute une tradition de rébellions et de formulations alternatives. Partout nous voyons ce même schéma: ce qui ne nous convient pas est traité comme si cela n’existait pas.

Correio da Cidadania: Y a-t-il donc une distance entre les travaux académiques et la majorité de la population?

Marco Morel: C’est indéniable qu’il existe un fossé entre la production académique d’histoire et le savoir diffusé dans les écoles et les moyens de communication de masse. Là, l’espace est surtout occupé par des productions de qualité douteuse qui, sous prétexte de diffusion, se livrent à un maquillage grotesque des événements et reproduisent des visions conservatrices anciennes, comme les œuvres de Laurentino Gomes [qui annonce, pour 2019, un ouvrage sur l’esclavage au Brésil] et d’Eduardo Bueno [auteur de Brasil: uma Historia, et qui diffuse ses cours sur YouTube] parmi quelques autres moins connus. Ils informent mais ils n’analysent pas, ils n’éclairent pas. Ils cherchent juste à divertir par la lecture, ce sont des «diversionistes».

Sûrement qu’il y aura une avalanche de ce genre de publications à l’occasion du Bicentenaire de l’Indépendance en 2022. Dans les écoles, il existe des professeurs qui ont une vision critique et créative et qui affrontent avec courage la vague du conservatisme qui nous tombe dessus aujourd’hui.

Correio da Cidadania: Comment expliquer qu’un pays qui a réalisé une révolution d’une telle importance soit aujourd’hui le plus pauvre des Amériques?

Marco Morel: C’est là un point important. Les racistes et les conservateurs ont déjà avancé leurs arguments: ce serait le fait que la révolution ait été conduite par des Noirs qui aurait conduit à la situation d’aujourd’hui. Dans la réalité, Haïti est arrivé à la situation actuelle en dépit de la révolution, en contrariant les chemins de celle-ci et non à cause d’elle. Entre la proclamation de l’Indépendance en 1804 et la reconnaissance de celle-ci par la France et les autres puissances en 1825, la nouvelle nation a suscité des espoirs.

Même des penseurs libéraux européens comme Benjamin Constant ont cru qu’il y avait, dans ce qui se passait là-bas, une sorte de projet pilote qui prouverait peut-être comment des êtres humains noirs et esclaves, une fois libres de cette oppression, pourraient construire une société relativement prospère, compatible avec les schémas occidentaux et capitalistes. Haïti a été à une époque montré comme un exemple positif et prometteur.

Correio da Cidadania: Et quand une telle perspective s’interrompt-elle?

Marco Morel: Ce sont justement les termes de l’accord avec la France, imposé par les armes, qui ont ruiné l’économie de cette société qui commençait à éclore. C’est une indemnisation gigantesque qui fut payée jusqu’à la fin du XIXe siècle par l’ancienne colonie, en «compensation» de supposées pertes subies par les colons. A partir de là, l’inégalité s’est approfondie, en bénéficiant, en partenariat avec les puissances internationales, aux élites locales.

Au début du XXe siècle, les Etats-Unis qui se sont mis à jouer le rôle de métropole impérialiste, ont envahi Haïti. Sans bien sûr cesser de combattre l’exploitation et la misère, il est important que nous ne développions pas une espèce de commisération nationale autour d’Haïti, laquelle appauvrit la connaissance de la formation nationale complexe de cette société et de son peuple.

Correio da Cidadania: Dans ce sens, comment devrait être définie l’occupation militaire par les troupes internationales de la Minustah [Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti], sous la houlette de l’ONU?

Marco Morel: Je considère comme injustifiable l’occupation d’Haïti par des forces militaires entre 2004 à 2017 [dans laquelle le pouvoir brésilien et son armée ont joué le rôle clé], occupation qui fait partie de la tradition d’interventions étrangères sur l’île. Le peu de programmes de coopération ou d’assistance sociale qui existait a vite été abandonné. Et il ne s’est même pas passé grand-chose du côté de l’infrastructure, ni des investissements (même d’un point de vue du capitalisme). On ne parlera même pas du passage de l’entreprise Odebrecht [le géant brésilien corrupteur de la construction] sur l’île.

En plus, sous le prétexte d’«aide humanitaire» et de combat contre le «chaos», l’intervention militaire brésilienne dans le pays caribéen, avec le plus grand contingent au sein de la Minustah, a eu comme motivation centrale les aspirations du Brésil à obtenir un siège permanent au sein du Conseil de sécurité de l’ONU.

En agissant comme force auxiliaire des Etats-Unis (qui, aux côtés de la France, ont participé directement à l’intervention ayant renversé le président élu Jean-Bertrand Aristide), le Brésil a maintenu non seulement une situation d’exception institutionnelle, mais aussi le contrôle sur une population noire majoritairement pauvre et misérable. Et il a en plus usé d’un marketing misérable en organisant un match de sélection brésilienne de football en terres haïtiennes.

Correio da Cidadania: Et qu’en est-il des réfugiés haïtiens au Brésil?

Marco Morel: Nous ne pouvons pas oublier qu’il y a environ 44’000 Haïtiens qui sont réfugiés dans notre pays. Beaucoup rencontrent des difficultés d’adaptation et doivent vivre le quotidien en faisant l’objet de préjugés, souvent exprimés ouvertement par une partie de la population brésilienne. Ces préjugés sont renforcés par le fait qu’ils résultent de la somme du sentiment de méfiance qui existe à l’égard des étrangers en général (surtout non-Européens) et de la discrimination raciale, tout cela additionné à la crise économique qui augmente le chômage.

Affronter une telle xénophobie à la brésilienne (avec des tendances fascistes) est l’un des défis à relever si l’on veut créer une société pluraliste, prospère et juste. Il faut que la présence d’Haïtiens, arrivés au Brésil par des chemins historiques imprévus mais liés depuis longtemps aux nôtres, nous aide à nous approcher d’un état de liberté et de bonheur collectif. 

Connaître un mouvement victorieux de travailleurs esclaves est quelque chose de significatif pour le moment dans lequel nous vivons. Vivant dans des conditions très difficiles, ils sont devenus des protagonistes et ont changé le monde à leur échelle. La Révolution haïtienne était impensable dans l’horizon culturel de l’époque.

Ce serait donc intéressant de se renseigner, en tenant compte des manifestations de l’époque: et si les captifs qui formaient des mouvements sociaux autonomes au cœur de la colonie française de Saint Domingue, dans les conditions qui étaient celles de leur époque, ne s’étaient pas constitués en Etat national moderne, civilisé et occidentalisé, mais plutôt en quelque chose ressemblant à une société sans Etat, à une sorte de «réhabilitation du primitif»? Cette tendance a essayé de voir le jour, mais elle n’a pas été poursuivie.

La Révolution d’Haïti ouvre le chemin de l’improbable et de l’impossible. Déconstruire le silence du passé est une piste à poursuivre si l’on veut élaborer des projets pour aujourd’hui et pour demain. (Entretien conduit par Gabriel Brito, membre de la rédaction de Correio da Cidadania, publié le 19 février 2018; traduction A l’Encontre)

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