Brésil. «Dans la réorganisation du néolibéralisme l’extrême droite a un projet. Quid des gauches?

Jair Bolsonaro, dans un style rénové, pour vendre un Brésil de même «rénové», en compagnie d’une délégation «d’hommes d’affaires» et de quatre ministres. Il ne craint ni le froid, ni la neige… d’autant qu’il veut refroidir des «terroristes» des mouvements sociaux.

Entretien avec le sociologue Ricardo Antunes mené par Gabriel Brito 

L’inscription de l’émergence puis de l’affirmation du complexe socio-politique, économique et militaire représenté, au Brésil, par le gouvernement de Jair Bolsonaro – présent avec quatre ministres et des hommes d’affaires au World Economic Forum de Davos – dans un contexte plus général est un impératif. Ce qui ne doit, en aucune mesure, sous-estimer les traits spécifiques de la formation sociale brésilienne, comme les effets des années de gestion politique de Lula et de Dilma Rousseff, «représentant» le Parti des travailleurs (PT). Ce dernier a toujours gouverné au moyen de coalitions marquées au mieux au centre-droit, car aux ordres de l’arithmétique parlementaire (bicamérale) du Brésil. Elle-même, obéit, en partie, aux diverses opérations de corruption instillées par les secteurs majeurs du grand capital qui font d’une partie des élu·e·s des polichinelles des dominants, quand ces derniers ne sont pas représentés directement sur les bancs du Sénat ou de la Chambre des représentants, comme la «fraction parlementaire de ruralistes», l’agrobusiness.

Ricardo Antunes, qui a déjà donné quelques conférences en Suisse, enseigne à l’Université de Campinas, une ville qui est au sud-est de l’Etat de São Paulo. Sociologue, R. Antunes a publié de nombreux ouvrages, sur le thème du travail. Vient de sortir en libraire Les privilèges de la servitude. Le nouveau prolétariat des services dans l’ère du digital.

Dans cet entretien il analyse, entre autres, les racines de l’imposition du gouvernement Bolsonaro, cela replacé dans un contexte spécifique et général. (Rédaction A l’Encontre)

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Correio da Cidadania: Qu’attendez-vous du gouvernement de Jair Bolsonaro et de son profil d’extrême-droite, reflété, au-delà de l’histrionique [anc. hystérique] figure présidentielle, par son équipe de travail? Que peut-on attendre pour le «sol social» brésilien en 2019?

Ricardo Antunes: Ce que l’on peut dire dans l’immédiat, c’est que nous entrons dans une période de complète imprévisibilité. Nous savons que Bolsonaro surfe sur un moment d’ascension de l’extrême-droite. Nous ne parlons pas de la droite néolibérale traditionnelle, presque indiscutablement dominante dans les pays du capitalisme «avancé» avec toutes ses variantes qui vont du néolibéralisme pur au social-libéralisme des socialistes européens.

Bolsonaro surfe sur cette vague qui, à la différence du néolibéralisme, a une construction moins globaliste et plus nationale. Trump est le fondateur de ce projet. C’est une chose que d’avoir un projet de repositionnement des Etats-Unis dans le monde global, en est une autre le rôle du Brésil. Les différences sont fondamentales: l’un est au centre, dans l’empire du capitalisme, l’autre est un pays de la périphérie, certes important, mais qui dépend du commerce avec la Chine, les Etats-Unis, l’Europe, l’Argentine. Cela rend un tel gouvernement imprévisible.

Politiquement, il semble ne pas y avoir de doute sur le fait que celui-ci sera extrêmement conservateur, protofasciste et que nous pouvons caractériser son idéologie comme étant profondément antipopulaire, antisociale, anti-classe ouvrière. Bolsonaro a exprimé clairement qu’il allait accélérer sur la question de l’informalité du monde du travail. Son projet de carte de travail vert-jaune [une carte de travail avec deux statuts juridiques divisant les nouveaux emplois dits jeunes et les autres] est ultra-orthodoxe dans le sens néolibéral.

Nous ne pouvons donc que nous attendre au pire scénario possible pour le quotidien des gens. Dans sa campagne électorale, il a annoncé clairement le démontage complet de la classe ouvrière, chose que Temer a d’ailleurs déjà amplement entreprise au cours de ses deux années au gouvernement, avec la Reforma trabalhista [une contre-réforme du Code du travail datant de 2017], la Lei da terceirização [sous-traitance et travail intérimaire et dit précaire, donc un taux d’exploitation renforcé] totale et la permission donnée au secteur public d’avoir recours à une tertiarisation ample [voie vers la privatisation et/ou l’utilisation de la force de travail sans statut public protecteur au minimum] de et quasiment sans restriction.

Correio da Cidadania : Que peut-on attendre de cette combinaison entre un libéralisme économique extrême et un gouvernement aux traits protofascistes ?

Ricardo Antunes : Au-delà de son « mythe », le gouvernement montre déjà dans ses premiers pas qu’il est déchiré par les tensions et les contradictions en son cœur même. Il mène une politique orthodoxe capable de faire se retourner dans sa tombe Margaret Thatcher, en incarnant une forme de leadership qui surfe sur la vague ultraconservatrice et sur l’énorme désenchantement qu’a causé au sein de la population l’échec du projet de conciliation de classes du PT.

Ce gouvernement a trouvé un « leader » qui a su se servir des campagnes anticorruption pour convertir le PT en ennemi central du pays, faisant comme si celui-ci était le créateur de la corruption. Bolsonaro n’a d’ailleurs participé qu’à un débat à la télévision, tout au début de la campagne. Même quand il aurait eu l’occasion de prendre la parole, il ne l’a pas fait, faisant en sorte que sa vacuité politique n’apparaisse pas aussi intensément qu’elle apparaît maintenant, ni son incapacité à indiquer la moindre piste sur les questions d’économie, de santé, d’éducation…

Le vide de son idéologie est compensé par sa haine à l’égard des gauches, des mouvements populaires, des LGBTs, des indigènes, des femmes, des Noirs… L’élément qui complique le tout est la présence très forte des militaires à l’intérieur du gouvernement. A ce qu’il semble, le vice-président aurait été imposé par les forces armées, signe qu’il est nécessaire d’avoir une personne de confiance pour savoir faire preuve de retenue et faire contrepoids au ton intempestif du « leader » sorti victorieux des urnes.

C’est le néolibéralisme mené jusqu’à sa limite, avec plus de privatisation, plus de concentration de la richesse, plus d’enrichissement des bourgeoisies, plus d’appauvrissement des travailleurs et plus d’informalité du travail, point que défend Bolsonaro avec le plus d’insistance…

Ainsi, à la question de la « combinaison » que vous avez posée, je ne peux que répondre en évoquant les multiples formes et « tons » que pourrait revêtir le désastre économique, social et politique.

Correio da Ciadania: Nous avons déjà parlé dans des entretiens précédents de la difficulté de redonner au PT son rôle de grand leader des luttes sociales et de la classe ouvrière, après les options politiques et économiques qu’il a prises sous ses gouvernements. Mais il s’agit tout de même de la plus grande force d’opposition, du parti qui a élu le plus de députés. Comment imaginez-vous le retour du PT (Parti des travailleurs) dans l’opposition, avec tout le discrédit dont il fait l’objet parmi les secteurs populaires et également parmi les secteurs progressistes de la société ?

Ricardo Antunes: Le projet de conciliation de classes du PT a échoué. La décision de Bolsonaro de fermer le Ministère du travail est plus qu’emblématique. Le ministère du travail a été créé en 1930 par Getúlio [Getúlio Vargas, deux fois président du Brésil, de 1930 à 1945 et de 1951 à 1954] pour être un organisme au service de la conciliation de classe.

En le «supprimant», Bolsonaro montre qu’il ne s’intéresse pas à la conciliation de classes, mais qu’il veut donner une continuité à la contre-révolution préventive initiée par Michel Temer (dès août 2016, suite à la destitution forcée de Dilma Rousseff). Celle-ci entre maintenant entre dans une période plus critique avec la radicalisation de la réforme du code du travail et de la réforme de la Prévoyance qui vise à jeter la population pauvre dans l’impossibilité de prévoir quoi que ce soit.

Le PT a certes récupéré quelques plumes en raison du démontage ultralibéral opéré par le gouvernement Temer. Mais c’est aussi lui qui est sorti du gouvernement Dilma sans avoir même la force de faire un jour de grève, que ce soit contre la destitution de Dilma ou l’emprisonnement de son principal leader, Lula. Mais même ainsi, il a repris des forces tout à la fin de la campagne électorale, entre autres parce que la population reste sensible à certaines choses. C’est tout à fait évident: si le gouvernement du PT a été dans son ensemble décourageant pour la classe ouvrière, le gouvernement de Michel Temer a été dévastateur. Ainsi, le PT a encore gagné un vote de confiance de la part de beaucoup de gens. Même des figures comme Joaquim Barbosa [magistrat et ex-président du Tribunal suprême fédéral] et Rodrigo Janot [ex-Procureur général de la République] ont déclaré leur vote en faveur de Haddad [le candidat PT à la présidence], et une large « gamme » de tendances a fait de même, en faisant abstraction du fait que le candidat était du PT, juste parce qu’il y avait de l’autre côté l’ennemi principal qui avait une odeur de fascisme.

Mais les élections sont passées. Dans quel état le PT se trouve-t-il maintenant? Sur le phénomène du lulisme [l’orientation de Lula] et sur sa «pragmatique», le parti devra se livrer à un sérieux examen de conscience… J’appelle «pragmatique», cette façon qu’a un parti de toujours attendre la décision finale de son leader, considéré par la majorité des militants comme un génie politique infaillible. Le PT n’aura une chance de reprendre ses forces que s’il se livre à une profonde autocritique en relation à ce point. Et je ne vois pas de conditions favorables à cela à l’intérieur du parti, parce que sa direction est de façon prédominante et viscérale luliste. Je fais une analyse du devenir du PT indépendamment des souffrances et des adversités subies par Lula en prison, lui qui a été condamné sans preuves matérielles, ce sur quoi il y a un fort consensus parmi les gens qui ont une pensée juridique raisonnablement indépendante.

La discussion sur la corruption, qui a été intense sous les gouvernements du PT, est vitale. S’il n’y a pas une autocritique par rapport à cela… D’ailleurs, le parti est né avec une certaine conception « udeniste » [adjectif formé sur « UDN »], puisque l’UDN [parti de l’Union démocratique nationale] avait un caractère légèrement libéral-démocratique. Il y avait à l’époque l’idée que le PT serait capable d’en finir avec la corruption brésilienne, mais il a malheureusement fini dans la même boue. Cela dit, ce que le pouvoir judiciaire a fait par rapport à Lula est une autre question.

De toute façon, le résultat est que le PT n’est plus leader, par définition ou par volonté divine de son leader, de l’opposition de gauche au Brésil. Les oppositions de gauche devront se réinventer, et cela à l’extérieur du lulisme. C’est une chose d’initier un procès contre Lula jusqu’à la toute dernière instance judiciaire (tribunal suprême) et sa condamnation qui doit dépendre de preuves matérielles concrètes, ce qui n’existe pas.

Autre chose est de pratiquer une forme de lulisme même à l’extérieur du PT [Lula, avant 2003, avait déjà mis de place sa structure – une fondation avec des alliés hors PT – pour sa propre politique] ce qui rend difficile, voire empêche la naissance d’une gauche sociale et politique qui ait un profil plus autonome, qui soit idéologiquement plus consistante et qui perçoive que le défi fondamental de la prochaine période est de combiner une résistance de profil antifasciste avec un projet de classe. Comme nous le voyons déjà en Hongrie, où il y a eu récemment une manifestation très importante contre le gouvernement néofasciste et xénophobe qui vise la dévastation de la législation sur le travail dans le pays [voir le dossier présenté par notre site: http://alencontre.org/europe/hongrie/dossier-hongrie-le-mouvement-social-gagne-tout-le-pays-et-la-contestation-politique-se-renforce.html]

Non que le PT doive être exclu de tout. Sur certaines questions, les gauches doivent cheminer ensemble, s’il y a une unité à la base [entre le PSOL, le PC, le PT…]. Si c’est par exemple contre la Reforma tabalhista de Temer et sa radicalisation par le nouveau gouvernement qui consiste en une dévastation intégrale du monde du travail, alors elles doivent marcher unies. Nous devrions avoir côte à côte la CUT (Centrale unique des travailleurs) et le PT dans des oppositions de ce genre [y compris avec d’autres syndicats ou structures sociales comme Conlutas et l’Intersyndicale, ou y compris le MTST-Mouvement des travailleurs sans toit – Réd. A l’Encontre]. Mais il est important de faire un peu la différence entre la direction du PT et de larges secteurs du parti, qui sont de fait mécontents.

Je n’imagine pas que des figures telles que Tarso Genro [de Porto Alegre, ex-ministre de la Justice, gouverneur de l’Etat de Rio Grande do Sul, président du PT lors de la crise du mensalaõ en 2005] ou Olivio Dutra [né en 1941, ministre de la ville, maire de Porto Alegre, gouverneur de l’Etat de Rio Grande do Sul], qui sont des leaders encore très respectés, en dépit de leur âge et du temps, puissent ne pas être insatisfaits face à la tragédie vécue par le PT au cours de la dernière période.

Il existe une mosaïque de mouvements sociaux: le MST [Mouvement des travailleurs sans terre], le MTST [Mouvement des travailleurs sans toit], le mouvement des indigènes, des femmes, des LGBT, des Noirs, de la jeunesse, de la périphérie, une myriade de mouvements sociaux profondément mécontents de la tragédie de cette contre-révolution préventive et de ce que celle-ci a mis en place à partir de janvier.

Le PT devrait faire ce qu’il a fait si bien payer (sur la durée) au PC (Parti communiste) par rapport à 1964; c’est à partir du coup militaire de 1964, et son accentuation en 1968. En effet, à partir de cette date s’est ouvert un débat au sein des gauches. Beaucoup sont alors sortis du PCB – le Parti communiste brésilien – et sont entrés dans la lutte armée [avec des figures de Carlos Lamarca, lutte armée rurale et Carlos Marighella, lutte armée urbaine], etc.

En quelques mots, le débat était le suivant: le PCB a-t-il commis des erreurs «de gauche» ou bien a-t-il répété un trait constant depuis 1945, à savoir des déviations «de droite», de collaborationnisme et de conciliation de classes ?

Au-delà de cette autocritique fondamentale, le PT ne va pas pouvoir renaître, aujourd’hui, de ses cendres, sans faire au moins deux autres autocritiques fondamentales: l’excessive institutionnalisation consistant dans le fait de coller au calendrier électoral et de la sorte de susciter une distanciation avec les travailleurs, comme cela s’est montré clairement lors l’impeachment [de Dilma Rousseff] quand aucune réaction, même le temps d’une petite heure, n’a eu lieu. Au point que lorsque Lula a été emprisonné, il n’y a pas eu la moindre présence d’ouvriers du Syndicat des métallos, des gens qui furent pourtant la base de soutien du PT et de Lula depuis les années 70, à Curitiba, la ville où était et est emprisonné Lula. Etaient présents le MTST, le MST et d’autres mouvements sociaux. La «base de métallos» n’a même pas organisé une grève ou une résistance contre l’incarcération de Lula, ce qui montre son immense insatisfaction à l’égard de son leader du passé.

Ricardo Antunes

Le PT doit définitivement abandonner l’idée selon laquelle il est l’épicentre de l’opposition brésilienne. Le parti et Lula ne méritent plus ce poste depuis longtemps. Ils ne dirigent plus la classe ouvrière. Au cours de l’histoire, il l’a pourtant mérité ce poste, comme dans les années 80, lorsque le parti menait des luttes sociales. C’est vrai qu’il pouvait s’appuyer alors sur un trépied spectaculaire: la classe ouvrière industrielle, de larges secteurs du monde agricole ainsi que de larges secteurs de la classe moyenne salariée. En raison de toutes les modifications que de tels secteurs ont subies au cours de ces trente ans, le parti ne bénéficie plus de l’appui majoritaire d’aucun de ces secteurs. Le parti a reçu une quantité significative de votes, mais il s’est agi d’un vote contre Jair Bolsonaro. Le vote a été particulièrement significatif dans le Nordeste, parmi les personnes gagnant un à deux salaires minimaux.

Dans mon livre et dans plusieurs articles antérieurs, je montre que la base d’appui du gouvernement Lula a changé entre le premier et le second gouvernement. Dans la mesure où il a perdu l’appui de la masse syndicalement organisée par la CUT et politiquement dirigée par le PT, il a gagné l’appui des masses concernées par la Bolsa Família, qui malgré le fait que ce soit un type d’assistencialisme appuyé y compris par la Banque mondiale, a été quelque chose de très important pour ses bénéficiaires présentant des traits de pauvreté extrême. Depuis le début de ce programme, le Nordeste est devenu un pilier de soutien du lulisme. Alors que la classe ouvrière industrielle du Sudeste et du Sud s’en est peu à peu éloignée, la classe ouvrière nordestine est encore restée aux côtés du PT, pour des motifs compréhensibles, surtout lorsqu’elle a dû encore subir la dévastation totale qu’a été la présidence de Michel Temer.

Le parti devra renoncer à tout type d’hégémonie au sein des gauches. Il pourra être un parti de centre-gauche parlementaire, capable de voter contre des projets qui attaquent des droits du monde du travail et de secteurs vulnérables de la population. Mais même comme cela nous ne devons pas nourrir trop d’illusions. Que personne n’espère que le parlement pourra être une barrière contre la tragédie annoncée de Bolsonaro.

Nous avons besoin d’une organisation sociale et politique autonome, de base et de classe, formée dans un esprit anticapitaliste, chose que le PT au pouvoir a tout fait pour nous faire oublier. Les gauches sociales doivent impérativement mettre leur énergie dans la combinaison des luttes de résistance dans tous les espaces possibles, en recherchant un projet autonome d’émancipation sociale et politique. Le calendrier des oppositions ne peut plus être le calendrier des élections.

Une des leçons que les gauches devraient avoir apprise des rébellions de juin [2013], c’est que la population ne croit pas à «l’institutionnalité», et à aucune de ses expressions. Naturellement, je ne veux par dire que de tels instruments n’aient aucune importance. Nous avons vu que le STF [Tribunal fédéral suprême] avait agi positivement afin d’empêcher des attaques de l’extrême-droite institutionnelle contre des universités et leurs expressions internes. Soit dit en passant, même la dictature était plus réticente à se livrer à ce genre de choses…

De toute façon, les rébellions de 2013 ont montré que les nouveaux chemins étaient plus plébiscitaires, horizontaux, extraparlementaires et anti-institutionnels, et qu’ils ne mettaient pas toute leur énergie dans le judiciaire. Il y a tant de choses qui mettent le judiciaire en état d’incapacité… Il reflète le plan de la normativité et les oscillations des confrontations de la vie sociale, qui viennent des rues.

Correio da Cidadania : Selon les déclarations de ses principaux leaders, cette autocritique tant proclamée n’aura pas lieu. D’ailleurs, parler de tout cela pourrait sembler être une manière de fuir la réalité.

Ricardo Antunes : Avec tristesse, je dis que je ne vois pas la moindre possibilité de cette autocritique par le PT. Je vois aussi que beaucoup de secteurs de base du parti, et même de la direction, moins compromis dans la tragédie politique qui a conduit à la fin des gouvernements de celui-ci, participeront à de nouvelles attaques.

Il est nécessaire d’extirper le mythe d’un Lula grand leader et héros de la classe ouvrière, infaillible et indépassable. Dans ce sens, le lulisme, comme cela fut le cas du prestisme [du nom du communiste Luiz Carlos Prestes, 1898-1990, qui mena une campagne politico-militaire dans les années de l’ère Vargas des années 1930] dans le PCB, est comme tous les autres mouvements canalisés dans et par la figure de leur leader [un caudillisme de gauche], comme l’illustre par exemple le Venezuela [avec Chávez et sa caricature Maduro]. Le chavisme initial, qui a généré des changements positifs au Venezuela, n’a pas été capable de former des dirigeants pouvant le remplacer [le PSUV est une structure contrôlée de haut en bas, y compris par les militaires; l’espoir de pouvoir y agir comme courant de gauche fut une illusion complète. Réd. A l’Encontre.]

Au Brésil, ce leader, Lula, n’est plus en mesure de mener la lutte pour une autre société. Je n’ai pas entendu jusqu’à aujourd’hui une seule phrase de remise en question de la part de Lula sur le thème de «où nous sommes-nous trompés?» Avant d’être emprisonné, Lula disait depuis les podiums qu’il voulait de nouveau unir le pays et en finir avec le climat de tension. Dans quel monde vit-il? Dans un pays régi par le racisme, l’esclavage [qui prit fin légalement en 1898 et se perpétue sous diverses formes] et la surexploitation du travail, comment des forces si inégales peuvent-elles s’unir? Nous ne sommes pas dans le pays de la conciliation, mais dans le pays de la contradiction viscérale.

Il est important de rappeler que l’extrême-droite a politisé le débat électoral. Bolsonaro a politisé le débat et au contraire de ce que l’on a dit de Dilma, il n’a pas commis de dite fraude électorale. Il a utilisé sa rhétorique contre la gauche en rejetant toute la faute sur le PT ; il a dit qu’il fallait faire abaisser les droits du travail, défendre les entrepreneurs et procéder à des privatisations [autre chose est la campagne de fake news sur les réseaux sociaux; Réd. A l’Encontre].

Et la gauche a-t-elle un minimum réussi à offrir un projet d’espérance allant en direction d’une autre société? Je n’ai vu cela dans aucun programme ni débat. Je n’ai vu personne dire que le vrai défi consistait à retrouver une vie dotée de sens et un autre monde qui ne soit plus capitaliste. Je n’ai pas vu cela, sauf dans l’un ou l’autre groupe minoritaire. Personne n’a défendu un socialisme d’un nouveau type, capable d’en finir avec l’exploitation viscérale du travail, avec la propriété privée et intellectuelle qui domine les richesses créées par l’humanité, à l’exemple des communautés indigènes qui voient de grands laboratoires s’approprier leurs connaissances séculaires.

L’extrême-droite, elle, est en train de présenter un projet. La gauche non. Je me rappelle une fois où j’étais à Rome il y a environ 15 ans. J’ai vu une affiche qui m’a alors beaucoup impressionné. Y figurait: «Nous sommes la vraie droite». C’était il y a quinze ans ou un peu plus. En Italie, la droite dit aujourd’hui qu’elle est la vraie droite, parce qu’auparavant la droite apparaissait toujours comme libérale, libérale-conservatrice, démocrate-conservatrice, mais non comme ouvertement fasciste et protofasciste, comme nous le voyons aujourd’hui au Brésil. Pourquoi la gauche ne politise-t-elle pas radicalement le débat? Je ne parle pas de doctrinarisme. Mais que nous enseignent les communautés indigènes? La vie communautaire. Que nous a enseigné le majestueux Quilombo dos Palmares [1605-1694: une contre-société construite par les esclaves «échappés» de la prison de leurs maîtres. Réd.] qui fut peut-être la première expérience d’émancipation sociale au Brésil? La vie communautaire. Que nous a enseigné la rébellion d’esclaves en Haïti, la première à être brutalement réprimée? La possibilité de la vie communautaire, avec des propriétés collectives prévalant sur la propriété privée.

Le problème est que dans l’angoisse d’obtenir plus de votes, on considère qu’il est nécessaire de calibrer et de modérer son discours, pour s’adapter à une vague anti-gauche d’ampleur globale, sous un régime d’hégémonie financière où les populations sont soumises à une profonde inculcation contre de telles idées. Mais jamais le processus d’inculcation n’est intégral. Il y a toujours une lueur, par exemple avec les grèves de Jirau et de Santo Antônio, des grèves du début de cette décennie qui furent très importantes dans l’histoire récente du pays. Nous sommes faits pour penser à la possibilité d’un autre mode de vie.

Correio da Cidadania : Mettons l’entretien que nous avons en lien avec votre livre, qui parle de la précarisation du travail à une échelle «totalisante». Nous avons l’héritage du gouvernement Temer qui a avancé dans ce sens par des lois en faveur de la tertiarisation et par la mise en place d’un gouvernement visant à renforcer de tels projets. Si l’on y ajoute encore les politiques économiques qui s’annoncent, que pouvons-nous attendre de manière générale en termes d’emploi et de salaire pour la population brésilienne ?

Ricardo Antunes : Quand nous regardons les pays européens qui ont connu un règne de la social-démocratie, nous voyons qu’ils ont obtenu des législations de protection sociale et du travail très positives. Que ce soit dans le domaine de l’école ou de la santé publique, jamais de tels niveaux de civilité du capitalisme n’ont existé dans la périphérie. Au Brésil, le maximum de civilité que nous ayons eu, ce fut sous Getúlio Vargas, avec une classe ouvrière rurale qui était alors exclue de la CLT [le Code du travail brésilien]…

Mais il se trouve que nous vivons aujourd’hui sur une sorte de trépied dévastateur : une hégémonie profondément destructive du capital financier, un programme néolibéral qui n’a plus aucune limite et une restructuration productive du capital qui, soit dit en passant, est permanente. L’industrie 4.0. est née en Allemagne, mais elle s’est répandue aujourd’hui dans tout le monde avancé. En quelques mots, cela signifie que les entreprises se dévorent. Le futur de l’une dépend du fait qu’elle pourra (ou non) absorber sa concurrente.

Exemple: il y a 20 ans, il y avait une violente dispute entre les compagnies Brahma et Antarctica. Aujourd’hui, ce sont les mêmes, et elles sont une entreprise beaucoup plus grande que la somme de ces deux marques. Il y avait aussi une dispute intense entre Perdigão et Sadia. Aujourd’hui, il n’y a plus que la Brasil Foods. Dans le centre global, les fusions s’amplifient exponentiellement. Parallèlement, en considérant que les entreprises ont le commandement de la vie productive et donc des chaînes productives de valeurs, la technologie est vitale, spécialement quand le secteur de services s’est mis à intéresser directement les capitaux.

Lors de la Révolution anglaise, au XVIIIe siècle, l’industrie fut quelque chose de nouveau, même s’il y avait déjà eu de l’industrie auparavant. On peut même dire que l’industrie nous vient depuis les communautés primitives, lorsqu’en chauffant des minéraux on est parvenu à faire du métal. Mais la révolution anglaise a appliqué la logique capitaliste à l’industrie et à un processus de transformation capitaliste du monde rural, et cela a perduré au XXe siècle. Industrie et l’agriculture étaient alors les secteurs principaux de la création de valeur et de bénéfice, de l’extraction de la plus-value. Au cours de ces XIXe et XXe siècles, le secteur des services, bien que certains de ses « noyaux » aient été privatisés, était essentiellement public : les routes, la téléphonie, la santé, l’éducation, la prévoyance, les prisons…

Mais avec la crise des années 1970, qui a été une crise structurelle et très profonde du capitalisme, il y a eu une intensification à la puissance mille de la technologie de l’information et de la communication dans le monde des entreprises, en particulier dans le secteur des services. Et l’introduction du monde des machines, de la logique informationnelle et digitale, a transformé profondément la production capitaliste. Aujourd’hui, une grande entreprise porte le nom d’une marque, mais elle tertiarise toute sa production.

Par exemple, Wallmart [l’entreprise américaine multinationale dominant la grande distribution] a une chaîne de création de valeur [de la fabrication sous-traitée à la vente] très vaste, qui commence dans le sud de la Chine. Quant à Amazon, elle a tout un monde d’entreprises disséminées qui offrent des travaux de pointe dans le domaine du digital, et elle a des magasins et des centres commerciaux où les gens entrent, sont identifiés digitalement, prennent un produit, sortent et où le prix est débité directement sur leur compte bancaire. Tout cela sans contact avec aucun travailleur. Uber et autres « entreprises » de ce style réduisent en esclavage leurs travailleurs, qui utilisent leur propre voiture, paient leur assurance et leur essence, et voient le 20 à 30% du prix d’une course être immédiatement perçus par l’application [la plate-forme devant être utilisée par le chauffeur].

Comme je le cite dans le livre, il existe un contrat zéro heure en Angleterre, qui concerne pratiquement toutes les professions de services, les médecins, les avocats, les techniciens, les nettoyeurs, les employés domestiques, les jardiniers… Ils restent à disposition de leurs applications qui les appellent pour fournir des services. Et ils ne sont payés que lorsqu’il y a un appel. S’ils restent à attendre trois ou quatre jours un appel qui ne vient pas, ils ne reçoivent rien. Les entreprises de tels secteurs sont celles qui ont salué et approuvé le plus chaleureusement la contre-réforme de Temer en faveur du travail intermittent. Ils peuvent ainsi faire attendre leurs travailleurs, même le samedi, même le dimanche, sans les payer. Et quand ceux-ci sont appelés, ils ne sont payés que pour deux ou trois heures. Si tout à coup il pleut, il se peut que la rémunération par le fast-food pour lequel la course est faite ne suffise même pas à couvrir les frais de la course elle-même.

Correio da Cidadania: Cet aspect n’entre-t-il pas en collision frontale avec le discours en faveur du travail dit autonome, de l’auto-entreprenariat, toutes conditions qui sont censées rendre le travailleur plus libre?

Ricardo Antunes : Le monde informationnel-digital sous le commandement du capital financier sait qu’il ne peut pas éliminer le travail définitivement. Mais il sait qu’il peut le paupériser et seulement le rémunérer quand un travail est directement réalisé, sans frais, sans vacances, sans week-end, rien. C’est pour cela que j’appelle de tels travailleurs et travailleuses les nouveaux prolétaires de l’ère digitale. Et de là vient le titre du livre, inspiré par le livre d’Albert Camus «Le Premier Homme» [livre incomplet, publié de manière posthume en 1994], quand en ligne générale, il dit que ce ne sont que les accidents de travail, dans des entreprises qui donnent une assurance santé, qui donnent la possibilité de vacances et de loisirs au travailleur. Ce n’est que lorsqu’ils ont un accident qu’ils peuvent bénéficier de cela. Le chômage devient ainsi la plus grande peur et le travail, qui devrait être une vertu, finit par être un chemin conduisant à la mort, la photographie qui est sur la couverture de mon ouvrage. C’est-à-dire que les jeunes qui ont aujourd’hui 20, 25 ans, s’ils ont de la chance, seront des serfs, soumis et dominés dans leur travail. Le salarié est l’esclave de l’ère capitaliste, comme disait Marx.

Les jeunes d’aujourd’hui, qualifiés ou non, natifs ou immigrants, auront, s’ils ont de la chance, le privilège d’être des serfs. Dans le cas contraire, ils vivront dans le chômage, qui sera beaucoup plus élevé dans le futur. En somme, l’industrie 4.0 signifie digitalisation, automatisation, introduction de l’intelligence artificielle et de la logique des algorithmes. Toute cette avancée monumentale de la technologie de la communication va éliminer le travail vivant, intensifier le travail réalisé par le monde digital (« l’internet des objets », comme ils disent) dans n’importe quel secteur, les écoles, les banques, etc. Dans le monde productif, que ce soit dans l’industrie, l’agriculture ou les services (ainsi que dans toutes les intersections), tout ce qu’il sera possible de digitaliser, «computériser» et automatiser afin d’éliminer le travail humain sera valide.

La question que je ne veux pas taire est : que va-t-il se passer avec la masse des travailleurs et travailleuses? Nous aurons un petit groupe de travailleurs et travailleuses très qualifié-e-s, à la pointe du système, pour réaliser les activités humaines absolument irremplaçables (du moins jusqu’à présent), mais toute la masse de ceux qui exécutent des travaux intermédiaires, tous appelés joyeusement «collaborateurs», va perdre son emploi. Ainsi nous aurons une situation dans laquelle les poches de chômeurs augmenteront.

Le Brésil compte pratiquement 20 millions de chômeurs. C’est une masse de gens qui doit accepter n’importe quel travail informel, des «indépendants», souvent à la marge du système de prévoyance. En conséquence, la prévoyance recueillera moins de cotisations, et ils pourront alors dire qu’elle est déficitaire par la faute des travailleurs, alors que c’est le grand capital qui retire ses moyens à la prévoyance publique en faveur de la prévoyance privée, un système qui par son modèle de capitalisation est favorable aux banques.

Correio da Cidadania : C’est un scénario profondément destructif.

Ricardo Antunes : Il y a un élément important que je relève dans le livre : cette masse immense de travailleurs et travailleuses en Chine, en Inde, en Europe, aux Etats-Unis, au Canada, au Brésil, en Argentine, etc. etc. etc. enfin, une masse immense de jeunes informalisés, tertiarisés, intermittents, certains avec peu de droits, d’autres avec plein de diplômes, se rebelle. Récemment il y a eu des grèves de travailleurs de fast-food aux Etats-Unis et de nettoyeuses dans des tribunaux à Londres. Il y a également de fréquentes grèves dans des bureaux de télémarketing.

Nous devons absolument étudier, comprendre et analyser la manière d’être de ce que j’appelle la nouvelle morphologie du travail, du prolétariat de services, qui n’est pas la classe moyenne. Ce qui caractérise la classe moyenne est la prévalence du travail intellectuel, ce qui n’est pas le cas des catégories citées ici. Il y a une masse de jeunes bien formés au Portugal ou en Grèce qui va travailler dans des hôtels, des restaurants. J’ai vu à Venise des jeunes ingénieurs diplômés ouvrant et fermant les barres servant de portes du vaporetto (les bateaux qui transportent les personnes sur les canaux) pour 500 euros par mois, six jours par mois, pendant cinq ou six mois. Le contrat ne peut être renouvelé et ils sont remplacés par d’autres jeunes.

Il est clair qu’un tel contingent de prolétaires est différent dans sa subjectivité quand on le compare à l’ancien ouvrier industriel, à un métallo, à un travailleur agricole. Mais le secteur des services est devenu hautement productif, générateur de bénéfices et de plus-value. Deux passages importants du « Capital » de Marx: pour générer de la valeur et de la plus-value, la production du travail n’a pas besoin d’être matériellement productive, à l’exemple de l’industrie du transport. Celle-ci ne produit rien, mais elle transporte des personnes et des marchandises. C’est un axe vital de la production de plus-value et donc de profits. Il est nécessaire de comprendre le processus de production qui existe à l’intérieur des activités de circulation.

Une telle activité est vitale parce que plus elle met de temps à circuler moins elle est productive. Plus le temps de circulation s’approche de zéro, plus grand est le temps de production.

Il n’est pas difficile de comprendre que le monde des technologies de la communication et de l’information étendues à tous les domaines est devenu un secteur vital dans la sphère de la circulation du capital. Nos goûts sont connus par les sites et les réseaux sociaux. Si nous cherchons un billet d’avion pour la France, dans la même heure nous recevons sur notre ordinateur des informations pour de nouveaux billets à un prix plus raisonnable. Cela signifie que le capital veut extraire plus de valeur dans tous les espaces et sous toutes les formes de production, et cela au sens large.

Pourquoi le gouvernement de Jair Bolsonaro défend-il l’enseignement à distance ? Parce que le professeur, au lieu de gagner 15 reais par cours, pourrait cesser de donner des cours à vingt ou trente élèves pour en donner à vingt ou trente mille. Quand cela se passe, ce professeur qui dans le passé a été vital pour un cours présentiel, en vient à être dans une école privée générateur d’un bénéfice très potentialisé.

Tout cela crée un prolétariat d’un nouveau type qui lutte, se rebelle et est différent de celui qui le précède. Ils disent en Europe «Nous sommes la partie la plus précaire de la classe des travailleurs: nous sommes jeunes, nous avons des qualifications, nous sommes des hommes, des femmes, des natifs, des immigrants, des blancs, des noirs, des jaunes, mais nous n’avons pas de droits acquis comme en avait l’antique classe des travailleurs ». J’ai vu beaucoup de gens en Italie dire «le syndicat vous représente vous, la vieille classe ouvrière. Nous devrons créer les nôtres, parce que le vôtre ne nous représente pas ». Le syndicalisme, spécialement le syndicalisme européen, très modéré et traditionnel, a appris à représenter sa classe dans le schéma de la social-démocratie du passé. Mais aujourd’hui, la social-démocratie est plus une fiction que la réalité, dans le sens de sa réalité sociale de représentation.

Les droits sont en train d’être éliminés pays par pays. C’était inimaginable en Italie, qui en 1970 avait élaboré un code du travail hautement avancé. Depuis 2017, ils en sont pourtant à un système de paiements par voucher [un bon]. Le travailleur fait, par exemple, 100 heures mensuelles et il reçoit un voucher par heure de travail. Il échange ensuite chacun de ces vouchers contre l’équivalent d’une heure payée au salaire minimum italien. L’entrepreneur dit qu’il peut fournir plus d’heures de travail, mais pas pour la même valeur. Il se crée un système de paiement direct. Et si le travailleur n’accepte pas. il y a assez d’immigrants et de pauvres désespérés pour accepter de tels postes.

Nous sommes face à la création illimitée de masses de jeunes disponibles pour le travail qui n’ont plus de régime de protection, dans lequel il y avait des droits comme les vacances, la santé, le repos, etc. C’est un mouvement double et contradictoire : d’un côté une précarisation illimitée, dans laquelle l’intermittent global est emblématique, et de l’autre une masse qui se rebelle, et qui lutte pour apprendre à créer ses nouvelles formes d’association, comme on le voit à Milan, à Naples ou au Portugal, à l’exemple du mouvement Precari@s et Inflexíveis. Dans ce pays, il y a le recibo verde [le «reçu vert ] comme mode de paiement, reçu qui mesure le salaire selon la production pendant le temps de travail.

Correo da Cidadania : De cette manière, il faudrait reconnaître que l’une des brèches dont l’extrême-droite a profité dans l’actuelle conjoncture fut une interprétation déficiente de l’actuelle formation des classes ouvrières ?

Ricardo Antunes : Les thèses sur la fin de la classe ouvrière sont enterrées. C’est une classe qui s’agrandit. Mais comme elle est très segmentée, hétérogène, avec des distinctions de classe, de génération, de genre et d’ethnie, il est difficile de savoir quels organismes vont être capables de donner un sentiment d’appartenance de classe à cet ensemble hétérogène, polymorphe, polysémique qui caractérise la classe ouvrière en Chine, en Inde, en Corée du sud, en Afrique, à l’Est européen, en Amérique du Sud.

Etait très visible lors des rébellions de juin le jeune prolétaire brésilien qui galère la journée entière dans des emplois précaires pour payer une université du soir en imaginant qu’il va participer à la fête et partager le gâteau. Quand il a compris que le partage du gâteau, métaphorisé dans les méga-événements sportifs, n’allait pas lui laisser un seul morceau, que seules les grandes entreprises auraient du gâteau, alors il s’est rebellé. Ce jeune est politiquement et idéologiquement très différent, parce qu’il n’a pas de tradition politique ni syndicale dans son balluchon.

Quant aux syndicats et aux partis de gauche, ils ont été grosso modo incapables de comprendre ce qu’était la vie quotidienne, la conscience contingente et tout ce qui était capable de mobiliser le prolétariat qui en Europe s’auto-dénomme déjà le précariat. Cette définition n’est pas venue de la sociologie du travail. Ce sont les mouvements de travailleurs et travailleuses qui ont donné ce nom, à l’exemple du San Precario des travailleurs de Milan. C’est la nouvelle frange du prolétariat, qui auparavant était petite, mais qui s’est étendue au monde entier, en «écrasant» les bases sociales de la social-démocratie. C’est une parcelle de la jeune classe ouvrière qui ne bénéficie pas des conquêtes de l’époque du Welfare du taylorisme et du fordisme.

Mais quels sont donc les intérêts de ces segments qui composent la totalité de la classe ouvrière? Quelles luttes veulent-ils mener? Comment vont-ils établir des liens d’appartenance de classe leur permettant d’éviter d’être traités de manière individuelle? Comme le montrent les réformes de Temer, de Maurizio Macri (Argentine) et d’Emmanuel Macron, ils veulent que le travailleur se mette d’accord seul avec l’entreprise [comme en Suisse, de facto dans l’industrie des machines]. Mais qu’est-ce l’ouvrier peut gagner dans cet «échange»… Dans ce scénario, le capital gagne tout.

L’issue pour les travailleurs ne peut être que solidaire et collective, question sur laquelle j’essaie de travailler dans les deux chapitres finaux du livre: «Y a-t-il un futur pour les syndicats ? Y a-t-il un futur pour le socialisme?» Il est décisif de récupérer les questions vitales de la vie quotidienne et de dessiner un autre mode de vie, très au-delà du capital. C’est là l’impératif du XXIe siècle. (Entretien publié par le Correio da Cidadania, le 11 janvier 2019; traduction de A l’Encontre)

Gabriel Brito est journaliste et éditeur du site très connu Correio da Cidadania.

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