Brésil. Cinq remarques sur le nouveau tournant de la conjoncture, marqué par l’échéance du 15 mars

Par Valério Arcary

1 – Un nouveau moment s’est ouvert dans la conjoncture du soutien public offert par Jair Bolsonaro à la provocation bonapartiste de la mobilisation nationale convoquée le 15 mars sous le mot d’ordre: «Fermez le Congrès»! [Voir l’article publié sur ce site en date du 27 février 2020.]

Cette escalade autoritaire mérite d’être prise très au sérieux. La tentative de coup d’Etat est irréfutable. Les formes confuses de reculades [Bolsonaro après avoir diffusé l’appel tente d’expliquer qu’il l’avait fait à titre personnel et non pas en tant que président (sic!)] sont également des simulations qui ne devraient tromper personne.

Bolsonaro est bourru, grossier, maladroit, mais ses élans obéissent néanmoins à un projet. La question au centre d’une analyse consiste, maintenant, à mesurer le degré de menace immédiate qui nous défie. Le gouvernement Bolsonaro a-t-il oui ou non une stratégie de subversion du régime libéral-démocratique? Ou est-ce simplement une improvisation irresponsable, une rodomontade irréfléchie, un bluff impulsif? Y aura-t-il ou non une évaluation incontournable des rapports de forces avec l’aile néofasciste en mars prochain? La réponse à cette question est le thème central d’une gravité extrême pour tous les partis de la gauche brésilienne.

Depuis 2015, une sous-estimation de l’audace des forces de l’extrême droite prévaut au sein de la plupart des courants de gauche. Cette façon de méjuger ce danger ne peut s’expliquer que comme la conséquence d’une triste et stéréotypée adaptation idéologique aux institutions parlementaires du régime électoral. Bien sûr, la gauche doit appeler tous ceux et toutes celles qui sont attachés aux libertés démocratiques à descendre dans la rue ensemble. Mais ce ne sera pas Rodrigo Maia [président de la Chambre des députés], Dias Toffoli [ministre et président de la Cour suprême fédérale] ou Celso de Mello [juge de la Cour suprême fédérale] qui arrêteront Bolsonaro. Sans une mobilisation populaire des masses, Bolsonaro et son gouvernement ne seront pas défaits. Une fois de plus le danger d’un «hiver sibérien» frappe à nos portes.

2 – Chaque fois qu’un changement soudain de la situation politique se produit, il est naturel qu’une certaine crise, à un degré plus ou moins important, soit déclenchée dans les organisations de gauche. Dans certaines plus que dans d’autres, mais personne n’est épargné par les débats, les polémiques et les discussions. Parce qu’il faut expliquer les facteurs qui l’ont provoquée, la nouvelle dynamique, son déroulement possible, les scénarios prévisibles. Et, surtout, il y a le problème clé de ce qu’il faut faire.

Si l’analyse doit relever d’une certaine science, l’ajustement des tactiques politiques nécessite un peu d’art. L’analyse est en relation avec une science parce qu’elle doit être commandée par une méthode: séparer les éléments de la totalité, évaluer l’évolution des dynamiques précédentes, juger le plus grand danger, estimer si les ennemis ont réussi à regrouper plus de forces ou ont perdu des alliés, identifier qui se renforce, bref, étudier les différents terrains sur lesquels la lutte va se dérouler. Et, finalement, essayer de prévoir le déroulement, les prochains mouvements et initiatives du pouvoir, avant de décider quoi faire.

La politique implique toujours une décision liée à une prise de risques. Ces derniers doivent être bien calculés, mais ce sera mortel s’il n’y a pas de réponse dans les rues les 8 mars [mobilisation des femmes], 14 mars [manifestation en commémoration de l’assassinat de Marielle Franco] et 18 mars [mobilisation pour la défense de l’éducation publique].

Il y a une crise dans la gauche parce qu’il y a un accommodement politique qui se nourrit de l’illusion que les institutions du régime, le Congrès national et la Cour suprême fédérale, seront capables de freiner la fureur bonapartiste. Le degré de soutien que Paulo Guedes [ministre de l’Economie] a obtenu dans la bourgeoisie brésilienne est sous-estimé. La tâche de diriger la riposte contre Bolsonaro incombe à la gauche et ne peut être transférable. La gauche doit exiger de tous les partis qu’ils se positionnent sans équivoque contre la menace néofasciste. Mais il est temps de fermer les poings et de se préparer au combat. Ce sera dans les rues que les forces vont se mesurer. Et nous pouvons gagner. Nous devons appeler à descendre dans la rue avec la volonté de gagner.

3 – Une certaine crise de la gauche est également inévitable, car une nouvelle conjoncture exige de revoir les analyses, les évaluations, les caractérisations et les politiques faites dans la période précédente, et aussi de les soumettre à un examen critique. La force du gouvernement a-t-elle été surestimée ou sous-estimée?

Trois positions divisaient la gauche. Etions-nous dans une situation où la polarisation sociale augmentait et où une possibilité de mener l’offensive se présentait? La tâche devait-elle donc être d’essayer de renverser le gouvernement et, dès lors, d’adopter comme thème central d’une campagne politique le «Dehors Bolsonaro», avec comme tactique parlementaire: exiger sa destitution? Ou, au contraire, étions-nous dans une situation contre-révolutionnaire dans laquelle les tâches étaient très défensives? Il s’agissait, dès lors, de construire dès maintenant un Front large pour les élections de 2022, avec les partis politiques du centre, de Ciro Gomes [Parti démocratique travailliste, candidat aux élections présidentielles de 2018, où il réunit 12,5% des suffrages] à Huck [animateur de TV qui se profile depuis 2019 comme candidat à la présidence] en passant par FHC [l’ex-président Fernando Henrique Cardoso, dont le mandat dura de janvier 1995 à janvier 2003], en acceptant que la gauche cède la direction à l’opposition bourgeoise?

Enfin, la position qui estimait que nous étions dans une situation réactionnaire, mais considérait qu’il n’y avait pas de défaite historique, donc qu’il y a encore des réserves au sein de la classe ouvrière et parmi les opprimé·e·s pour une résistance de masse, afin d’essayer d’imposer des défaites partielles à l’offensive du gouvernement. En ce moment, par exemple, en soutenant activement la grève des travailleurs du pétrole.

Mais il y a eu ensuite l’émeute [qui commença de le 19 février] de la police militaire (PM) dans l’Etat du Ceará et qui compta sur la complicité de l’aile néofasciste, puis la convocation à une mobilisation pour le 15 mars. La situation a dès lors changé.

Les tournants brusques engendrent la perplexité et l’angoisse. Comme la confusion est grande, nombreux sont ceux qui pensent qu’il n’y a pas encore eu de défaite historique, mais qui, paradoxalement, défendent la tactique du Front électoral large, en transférant sa direction de l’opposition bourgeoise du centre. Cela étant la manière la plus prudente d’essayer de vaincre Bolsonaro, tout en attendant, sans provoquer, l’échéance présidentielle de 2022.

Mais il y a aussi ceux qui considèrent la situation comme très défensive et, en même temps, défendent les tactiques offensives du «Dehors Bolsonaro, maintenant», et s’enthousiasment pour une solution, apparemment indolore, qui serait une mise en accusation pour destitution (impeachment) «à froid», en négociation avec Rodrigo Maia et le centre. Bien sûr, ces deux positions sont non seulement incongrues, mais elles sont erronées.

La gauche ne peut pas craindre d’affronter, de défier, donc de provoquer le bolsonarisme. Une gauche silencieuse et impuissante jusqu’en 2022 est inutile. Mais on ne peut pas non plus se faire des illusions sur l’imminence de la chute de bolsonarisme. Il n’y a pas d’impeachment sans des millions de personnes dans les rues, et notre capacité de mobilisation est encore loin d’atteindre cette dimension.

4 – L’élément clé définissant le nouveau moment politique a été la décision de Bolsonaro de se joindre à l’appel à des manifestations de masse, le 15 mars, contre le Congrès et la Cour suprême fédérale. Cette initiative signifie un défi frontal aux institutions du régime, donc un test des rapports de forces face à la majorité des partis de droite et du centre droit du Congrès. Cette majorité qui a garanti, jusqu’à présent, l’approbation des principaux projets du gouvernement, tels que la réforme de la sécurité sociale. De plus, c’est un défi lancé à la Cour suprême fédérale.

Le conflit sur la possible défaite dans le Congrès des représentants de Bolsonaro sur les coupes budgétaires n’a été que le déclencheur du nouveau moment politique. Si tel est le cas, soyons clairs: la situation est tellement réactionnaire que la clé du nouveau moment est un différend entre un gouvernement d’extrême droite et la majorité de centre droit, qui, pour l’essentiel, a fait en sorte que les projets du gouvernement Bolsonaro soient approuvés jusqu’à maintenant. Il ne s’agit pas d’un affrontement entre Bolsonaro et l’opposition de gauche, ou la résistance populaire, mais d’un conflit portant sur le repositionnement des forces au sein du bloc qui soutient le projet de «recolonisation» du pays [privatisations massives, liens avec les Etats-Unis, etc.].

La question centrale pour la gauche est de savoir s’il y a ou non un réel danger d’un auto-coup d’Etat en cours de construction, ou d’un coup d’Etat à l’intérieur du coup d’Etat. On ne peut pas savoir si un tel projet obéit à un plan calculé, minutieux, ou s’il s’agit d’une improvisation, s’il sera maintenu jusqu’au bout, ou s’il y aura une reculade.

Mais c’est, en tout cas, très grave. Le projet stratégique de l’aile néofasciste de Bolsonaro est une subversion autoritaire du régime libéral-démocrate tel qu’il s’est consolidé au cours des trente-cinq dernières années [depuis 1985]. Il y a un plan contre-révolutionnaire qui est, pour l’aile néofasciste, indissociable des transformations économiques et sociales en cours avec la politique d’ajustements structurels dirigée par Paulo Guedes. La tactique consistant à compter sur la mobilisation des masses pour ouvrir la voie et conquérir les pleins pouvoirs en défiant les institutions du régime n’est pas du bluff. Ils pourront ou non renoncer à cette initiative du 15 mars prochain, en fonction de la force de la réaction, mais ils ne manqueront pas de tester au maximum la possibilité de réaliser leur projet.

5 Les analyses dont on ne tire pas de caractérisations claires ne sont pas utiles. Elles peuvent être sarcastiques, élégantes, amusantes, mais finalement ce sont des exercices improductifs. Elles peuvent être plus ou moins sophistiquées, construites avec le subterfuge littéraire du «j’additionne et je soustrais», du «oui, mais», cependant, elles font beaucoup de bruit et éclairent peu. Dans la tradition du marxisme militant, des conclusions claires doivent être tirées des analyses. Il est nécessaire d’être, conceptuellement, rigoureux. Et quand nous faisons une erreur, nous devons dire que nous avons commis une erreur. Cela ne diminue en rien le fait que quelqu’un puisse changer d’avis.

Pour aller droit au but, le gouvernement Bolsonaro s’est renforcé au cours du second semestre 2019. Les défaites accumulées ont consolidé la situation réactionnaire, et la capacité de résistance a diminué, par rapport au premier semestre. L’approbation de la réforme des retraites et du paquet Sergio Moro [législation sécuritaire, entre autres], associée au renforcement du noyau militaire qui a assumé toutes les responsabilités au centre du gouvernement, dans le Palais présidentiel, a aidé Bolsonaro à obtenir une plus grande confiance de la part du noyau dur de la classe dirigeante, comme en témoignent ses rapports avec la FIESP (Fédération des industries de l’Etat de São Paulo).

Simultanément, le gouvernement d’extrême droite a subi une certaine usure politique depuis janvier 2020. Cependant, le rapport de forces social n’a pas changé. Le gouvernement n’a subi aucune défaite majeure.

Cette usure résulte d’une combinaison de facteurs dont le degré d’incidence est variable. Elle renvoie à l’insécurité bourgeoise croissante face aux indicateurs économiques qui signalent que la stagnation économique persiste; à l’éviction de Roberto Alvim du Secrétariat de la Culture [suite à ses déclarations reprenant des formules de Goebbels]; à la crise de l’INSS (Institut national de la Sécurité sociale) avec plus d’un million de procès stoppés; à la suspension du durcissement pour l’accès à la Bolsa Família; à la catastrophe des inondations au cours de cet été; à l’incendie mystérieux des archives concernant le milicien assassiné à Bahia [l’ex-capitaine Adriano da Nóbrega lié étroitement à Flavio Bolsonaro, fils de Jair, et sénateur de Rio de Janeiro]; à la répercussion internationale de l’invasion des terres indigènes; aux insinuations sexistes immondes de Bolsonaro contre la journaliste Patrícia Campos Melo [très réputée et travaillant pour le grand quotidien Folha de São Paulo]. A cela s’ajoutent les déclarations de Paulo Guedes accusant les fonctionnaires d’être des parasites, relativisant la hausse du dollar [le taux de change du dollar se situe à 4,35 reais] et menant une infâme attaque contre les employées domestiques [en clamant qu’un dollar plus bas permettait aux domestiques brésiliennes de visiter la «fête damnée de Disneyland» – sic!].

La grève des ouvriers du pétrole, bataillon fondamental de la classe ouvrière, a été affaiblie, épuisée, par les menaces de répression et d’isolement, mais heureusement sans être écrasée. C’est parce qu’il le sait que Bolsonaro a lancé une offensive avec l’appel à la manifestation de rue le 15 mars, pour mesurer la force de son camp. (Article publié sur le site Esquerda online en date du 28 février 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Valério Arcary est un des principaux animateurs du courant Resistencia au sein du PSOL

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