Ni Caracas ni La Havane: Séoul! Le modèle sud-coréen inspire la Bolivie et l’Equateur

L'ambassadeur  Young-wook Chun s'entretient avec le quotidien bolivien  La Razon, en septembre 2012, à propos des lois à changer pour sécuriser les investissements de la Corée du Sud en Bolivie
L’ambassadeur Young-wook Chun s’entretient avec le quotidien bolivien La Razon, en septembre 2012, à propos des lois à changer pour sécuriser les investissements de la Corée du Sud en Bolivie

Par Pablo Stefanoni

Même si cela peut paraître étrange, deux pays qui sont des piliers de l’Alliance bolivarienne, justement ceux qui ont la plus forte «composante» indigène et qui affichent les discours socialisants les plus purs, cherchent leur source d’inspiration pour la stimulation du «développement» et de la «modernisation» dans la très capitaliste Corée du sud.

«Le gouvernement du président Evo Morales a effectué des pas importants pour le développement économique de son pays, raison pour laquelle il est possible qu’en l’espace de vingt ans la Bolivie atteigne pleinement l’industrialisation et la souveraineté alimentaire» [ce qui est la conception du vice-président de Bolivie, depuis 2006, Alvaro Garcia Linera; conception qu’Evo Morales a adoptée]. C’est l’ambassadeur de Corée du Sud, Young-wook Chun, qui a prononcé cette phrase d’un ton sûr et confiant lors d’une conférence magistrale à l’Université Franz Tamayo, de La Paz. Cette conférence s’est déroulée à mi-mai 2013 et a clôturé la Semaine coréenne 2013. Elle comprenait un cycle de films coréens, de musique classique, un festival de danse K-pop, des démonstrations de taekwondo et une exposition itinérante de photographies.

Alors qu’en d’autres temps le représentant de la petite nation asiatique – divisée en deux: le sud capitaliste et le nord dit communiste – était un parfait inconnu, il est aujourd’hui devenu un personnage qui livre des opinions et ose donner des conseils, même s’il maintient un profil bas et modéré.

D’après Youg-wook Chun, la Corée du Sud et la Bolivie partagent une histoire commune, puisque les deux pays ont subi des pertes territoriales [en 1903, un conflit avec le Brésil a débouché sur la perte pour la Bolivie de territoires riches en termes miniers et forestiers; les «conflits de frontières» avec le Chili et le Pérou ont été répétés; dès lors, depuis 1880, la Bolivie ne possède plus de territoires riverains avec l’Océan], ont été colonisés, ont vécu dans l’angoisse des guerres et pour qui l’industrialisation et la souveraineté alimentaire sont le point de départ pour le développement économique.

Mais, contrairement à la Bolivie, après une période de pauvreté, de faim et de sous-développement, la Corée du Sud a accédé à l’industrialisation et à sa souveraineté alimentaire. Le diplomate a expliqué que son pays a appliqué un ensemble de mesures dans le secteur agricole pour augmenter la productivité. Ces mesures étaient concentrées sur quatre secteurs: l’amélioration des semences et l’élimination des bactéries, ce qui a permis l’augmentation de la production d’aliments; la production de fertilisants et la construction de barrages susceptibles de garantir l’arrosage lors des périodes de sécheresse; l’amélioration des techniques de culture et la mécanisation agricole. Tout cela serait également utile dans les Andes.

Evo Morales et son gouvernement accordent un meilleur accès aux réserves de lithium à la Corée du Sud. Le 26 août 2010,  Morales a visité diverses firmes lors de son voyage en Corée du Sud
Evo Morales et son gouvernement accordent un meilleur accès aux réserves de lithium à la Corée du Sud. Le 26 août 2010, Morales a visité diverses firmes lors de son voyage en Corée du Sud

La Bolivie prépare un accord avec l’entreprise Korea-Posco [1] pour l’installation et la mise en marche d’une centrale pilote de traitement de lithium utilisé comme anode de batterie du fait de son grand potentiel électrochimique [ce pays andin dispose d’une des plus importantes réserves à niveau mondial de ce «minerai du futur»; le salar d’Uyuni, dans le département de Potosi, au sud-ouest de la Bolivie, est le plus grand gisement au monde; il intéresse, par exemple, le groupe français Bolloré, dont le patron du même nom est un proche de Sarkozy, ou l’inverse, plus exactement. Cette corporation a également participé à l’exploration qui a abouti à la découverte d’un énorme gisement de cuivre à Coro Coro. En outre, d’après l’ambassadeur Chun, avec la production d’ammoniaque et d’urée (pour l’élaboration de fertilisants), l’entreprise sud-coréenne Samsung Engineering participe pour la première fois à un projet bolivien. Et il a ajouté que la Corée a offert des navires pour l’exportation du produit.

La «Cité de la connaissance» en Equateur

Même si la présence de cette nation asiatique est de plus en plus importante en Bolivie, c’est en Equateur que l’«utopie sud-coréenne» semble s’être installée en profondeur. C’est là que se construit l’ambitieuse «Cité de la connaissance». Malgré son nom quechua – Yachay –, le projet est réalisé avec la coopération de Séoul. D’après sa page d’accueil officielle, Yachay est un «écosystème planifié d’innovation technologique et de marchés où se combinent les meilleures idées, les talents humains et l’infrastructure de pointe susceptibles de générer les applications scientifiques de niveau mondial nécessaires pour atteindre le “bien-vivre”». On cherche également à «consolider la première ville planifiée du pays en tant qu’écosystème de marchés de haute technologie où cohabitent harmonieusement une université de classe mondiale, des institutions de recherche et de développement technologiques publiques et privées et des entreprises de base technologique qui génèrent le changement de matrice productive de l’Equateur».

Sur la même page d’accueil il est précisé que le maître plan pour la Cité de la connaissance Yachay est réalisé avec le cabinet de conseil sud-coréen du consortium Incheon Free Economic Zone, qui a réussi à consolider la cité métropolitaine de Incheon pour qu’elle devienne la plus dynamique et active dans le nord-ouest de l’Asie. Tout cela va de pair avec une sorte de «populisme technocratique» assez efficace, mis en œuvre par le président équatorien Rafael Correa, qui a fait de l’excellence universitaire un de ses axes.

Inauguration du Centre de Corée du Sud à Quito, Equateur, en novembre 2012
Inauguration du Centre de Corée du Sud à Quito, Equateur, en novembre 2012

Mais le scientifique, mathématicien et spécialiste en économie énergétique Arturo Villavicencio conteste le projet et souligne que les promoteurs de Yachay rêvent d’un Silicon Valley équatorien. Il met également en garde contre le danger d’instaurer une sorte de «zone spéciale de développement» semi-privatisée et sans lien réel avec le tissu économique et social du pays, aux côtés d’une université productiviste et limitée à satisfaire les besoins du Plan national de développement. D’autres critiquent le modèle de «capitalisme félin», construit sur les allusions à des tigres, des jaguars et d’autres animaux popularisés en tant que synonymes du «développement» en Asie. Mais dans un contexte de fortes aspirations à la modernisation – source de la légitimité des gouvernements de la Bolivie et de l’Equateur – le modèle sud-coréen fait, sans doute, sens.

La Corée a effectué son propre bond en avant sous la direction du régime dictatorial de Park Chung-hee, ancien collaborateur des occupants japonais, puis des Etats-Unis. La Corée du Sud est actuellement un pays ultra-conservateur (l’actuelle première ministre sud-coréenne est la fille de l’ex-dictateur-modernisateur) qui réprime sérieusement un mouvement syndical qui a connu un vrai développement et avec des luttes d’ampleurs.

Le «bien-vivre» made in Corea

Le prédécesseur de l’actuel ambassadeur à La Paz, Hong-rak Kim, intervenait également par voie de presse. En avril 2011, par exemple, il expliquait dans les pages de El Diario de La Paz la signification du Mouvement nouveau village dans son pays, frappé pendant les années 1950, au cours d’une cruelle guerre qui a divisé la Corée entre le nord «communiste» et le sud capitaliste et pro-états-unien. Contrairement à ce que l’on pourrait penser en voyant Séoul comme génératrice de tendances à la mode en Asie, ou en voyant des photos de la Corée il y a cinquante ans, cette nation était l’une des plus pauvres du monde. Maintenant, elle se trouve parmi les 15 pays les plus riches. Il y a cinquante ans, la Corée du Sud était un pays rural où les paysans luttaient toutes les nuits pour avoir de quoi manger. Maintenant, l’écrivain argentin Martin Caparros peut écrire un livre intitulé «Pali Pali» (Vite, Vite), en référence à la nouvelle culture sud-coréenne de ce pays hiérarchique et extrêmement compétitif.

Lors de la conférence susmentionnée, l’ambassadeur Chun fait référence au Mouvement nouveau village (Saemaeul Undong), créé en 1970, avec comme slogan: «Nous pouvons y parvenir, nous y parviendrons» et basé sur trois préceptes: la diligence, s’aider soi-même (self-help) et la coopération. «Je pense qu’il serait très utile de partager cette expérience directement ici en Bolivie, et c’est la raison pour laquelle j’ai sollicité à mon gouvernement l’établissement d’un siège du Mouvement nouveau village en Bolivie. J’ai reçu un signal positif puisqu’ils m’ont demandé de consulter à ce sujet le gouvernement bolivien. Des pourparlers officiels auront bientôt lieu.»

Evo Morales avec le président de Corée du Sud, de 2008 à 2013, Lee Myung-bak, un «chrétien presbytérien»
Evo Morales avec le président de Corée du Sud, de 2008 à 2013, Lee Myung-bak, un «chrétien presbytérien»

En 2010, la Bolivie avait déjà des liens avec ce mouvement. Quatorze membres de l’Assemblée législative plurinationale bolivienne ont participé au programme d’entraînement de Saemaeul Undong. En 2011, c’était le tour de 19 leaders régionaux et des journalistes boliviens. Plusieurs d’entre eux ont exprimé leurs vœux pour la création d’un centre d’entraînement de Saemaeul Undong en Bolivie.

Dans son ouvrage, Caparros rappelle que lorsqu’il a pris le pouvoir dans les années 1960, le dictateur Park s’était réconcilié avec le Japon pour obtenir ses capitaux et sa technologie et a utilisé l’aide états-unienne pour construire des autoroutes, des centrales électriques, des réseaux d’assainissement et des logements. Il avait favorisé certains patrons pour faciliter la croissance, mais en a mis quelques-uns en prison lorsqu’il a découvert des marchés comportant des opérations de corruption [et surtout de mini-dissidences avec le maître du pays]. Il avait également lancé des plans quinquennaux pour organiser la transformation du pays rural en un pays urbain et industrialisé. Il a mis les ressortissants des campagnes tentés par l’émigration vers les villes – qui essayaient surtout de laisser derrière la faim et la misère – au travail pour la construction d’ouvrages publics.

En fin de compte, la Corée est ultra-capitaliste, mais au lieu de se développer en appliquant les recettes du Fonds monétaire international (FMI) de destruction de l’Etat, dans le sens d’une intervention minimale directe dans l’économie, elle s’est appuyée sur un Etat interventionniste associé au capital privé, non sans d’importants niveaux de corruption, au moins à ses débuts [«scandales» qui continuent à éclater, régulièrement].

Caparros note encore: «Les grandes corporations – les chaebol – coréennes ont continué à croître de manière irrésistible, la production – et l’utilisation – de la technologie de pointe a augmenté; le niveau d’éducation est parmi les meilleurs au monde et la faim a commencé à être de l’histoire ancienne dont on entend rarement parler les gens de moins de 70 ans.»

K-POP et feuilletons télévisés

La Corée du Sud est donc présente avec ses entreprises et ses marques [Hyundai, Kia dans l’automobile, par exemple; Samsung et LG dans l’électronique]. Mais elle a également un poids croissant dans le domaine de la culture. Outre le «pas du cheval», du gangnam style [allusion à une vidéo et un type de musique comme de «danse» qui est au hit-parade sur le Net], des dizaines de milliers de jeunes dansent aujourd’hui au rythme du K-pop (pop coréen); et des milliers de Boliviens regardent des feuilletons télévisés de cette nation asiatique (même une chaîne populaire comme RTP en passait en «prime time»: Le prince du café).

En mai 2011, le journal Los Tiempos publiait un reportage sur ce phénomène intitulé «La Corée a de l’influence à Cochabamba» [ville «entre» La Paz et Santa-Cruz, où Morales a gagné sa popularité dans la «bataille de l’eau», contre les privatisations et qui a constitué sa base pour le travail avec les cocaleros]. «Même les petites nonnes viennent acheter des DVD» affirmait une vendeuse de feuilletons télévisés asiatiques, qui a ajouté qu’elle en vendait quelque 50 dvd par jour. Au cours de l’année 2000, la chaîne ATB a diffusé Un désir dans les étoiles, ensuite viendraient Sonate d’hiver, Echelle vers le ciel (un des succès de Unitel) et Mon adorable Kim Sam Soon.

Dans les salons de coiffure du quartier populeux et indigène Ceja de El Alto [en dessus de La Paz, à 4000 mètres] il n’est pas rare de voir des photos de beaux adolescents sud-coréen: le K-pop a de plus en plus d’adeptes. Le premier festival a été organisé cette année à La Paz. Un groupe de fans de La Paz et de El Alto a donné une répétition au milieu de la Plaza Bolivia, avec des photos de leurs groupes préférés. «Les textes ont du sens, le rythme est innovant et les chorégraphies sont un défi» a résumé Luis Rafael Ramirez, âgé de 18 ans, qui se dit adepte de la Girl’s Generation, un groupe féminin de K-pop.

Le journal bolivien La Razon informait que dans la seule ville de La Paz il existe 29 clubs d’adeptes de chanteurs de ce genre, et des groupes comme Super Junior, Dong Bang, Shin Ki, Big Bang et T-ara sont les plus acclamés. «Les gens croient que le ‘Oppa Gangnam Style’ est le seul, mais la danse du cheval n’est pas le début du pop coréen», a expliqué Erlin Calisaya (26 ans), président de la Société de clubs de fans de musique asiatique de La Paz.

Des tigres et des jaguars

Il peut paraître surprenant que deux gouvernements considérés comme constituant l’aile radicale du tournant à gauche sud-américain se tournent vers un des pays les plus conformes au «succès capitaliste» et des plus alignés sur les Etats-Unis. Il est vrai que ni Evo Morales (Bolivie) ni Correa (Equateur) n’ont eu l’idée d’aller chercher des modèles et de l’aide à la monarchie communiste de Pyongyang (Corée du Nord). Les Coréens préfèrent sans doute les «règles claires» du Chili ou de la Colombie au nationalisme populaire d’Equateur et de la Bolivie. Mais cela n’empêche pas que l’effet coréen puisse apparaître comme beaucoup plus réel que le socialisme le plus éthéré du XXIe siècle et beaucoup associent le «bien vivre» (soi-disant ancestral) à ce modèle de société hiérarchique et autoritaire mais efficiente.

Le président Correa en discussion avec son homologue de Corée du Sud Lee Myung-bak
Le président Correa en discussion avec son homologue de Corée du Sud Lee Myung-bak

Le politologue de Flacso-Equateur [organisme de recherche animé par Atilio Boron pur la région latino-américaine], Simon Pachano, a récemment écrit: «Le modèle de Correa n’est pas le modèle cubain ou vénézuélien. Il admire le modèle de la Corée du sud, avec son gouvernement fort, autoritaire, très interventionniste dans le domaine économique et avec un important investissement dans le domaine de l’éducation. C’est un retour au modèle de la CEPAL [Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes] avec des politiques d’industrialisation par substitution d’importations et des marchés intérieurs.» Gabriela Jara, ex-boursière à Seoul et actuelle fonctionnaire du gouvernement de Quito, affirme qu’il ne s’agit pas de copier le modèle coréen, mais d’en appliquer certaines méthodes à la réalité sud-américaine: «Pourquoi pas? C’est un excellent exemple à suivre», dit-elle.

Ainsi le modèle ne serait à chercher ni à Caracas ni à La Havane mais… à Séoul. En Bolivie le gouvernement parle d’un bond industriel – peut-être illusoire. Et le journal El Nacional, de la région du sud gazier de Tarija, n’a pas hésité à suggérer, il y a quelques jours: «L’exemple coréen est donc digne d’être analysé et si possible imité.» Andrés Solis Rada, ex-ministre des hydrocarbures d’Evo Morales, a diffusé cette suggestion avec enthousiasme. En Equateur, le secrétaire national de la planification, Fander Falconi, a déclaré il y a peu dans le journal britannique The Guardian – en faisant clairement référence aux tigres asiatiques – que le «jaguar équatorien commence à rugir». Il est vrai que l’Equateur, contrairement à la Bolivie, mise fortement sur la réforme éducative et a pris plus au sérieux le «miracle de la rivière Han», nom que l’on a donné au grand bond socio-économique sud-coréen. (Traduction A l’Encontre, article publié dans l’hebdomadaire Brecha du 12 juillet 2013 – Montevideo, Uruguay)

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[1] Le groupe transnational Korea-Posco est un géant (chaebol). Il a une base dans l’acier. Il est un des quatre premiers producteurs d’acier au monde. Il a été créé en 1968, sous la présidence du général-dictateur Park, le père de l’actuelle présidente. Posco s’est diversifié selon cette chaîne productive. Son siège central est à Pohang. Il est en concurrence avec Arcelor-Mittal, Nippon Steel, JFE Steel (Japon), Tata (Inde), ThysenKrupp (Allemagne), Bushan Steel (Inde). Posco est présent en Inde, sur le terrain de ses concurrents! (Réd. A l’Encontre)

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