Argentine. Le procès de l’ESMA: condamnés pour avoir jeté à la mer 4000 prisonniers politiques

Les proches des victimes lors de la lecture du verdict

Par Roberto Montoya

«Nous allons d’abord éliminer les subversifs; ensuite leurs complices; puis leurs partisans; enfin les indifférents et les tièdes.» Le général Manuel Ibérico Saint-Jean, gouverneur militaire de la province de Buenos Aires [entre 1976 et 1981], a ainsi fidèlement résumé en mai 1977 les principes régissant la dictature militaire du général Jorge Videla du 24 mars 1976.

Un peu plus de 41 ans après ce coup militaire qui a plongé l’Argentine, durant sept ans, dans la période la plus sombre de son histoire moderne, des milliers de personnes ont célébré dans la rue la dernière semaine de novembre les condamnations à perpétuité de 29 (sur les 48 condamnés) des responsables de ce génocide.

Douze des accusés, lors de ce troisième grand procès concernant les responsables de l’ESMA (Ecole de mécanique de la Marine, le plus grand centre de détention illégale) dans lequel ont témoigné environ 800 personnes, n’ont pas pu connaître la sentence car ils étaient déjà décédés. Dix-neuf autres ont été condamnés à des peines de 8 à 25 ans de prison, qui sont trop légères, selon les organisations de défense des droits humains. Elles critiquent également le fait que six autres accusés ont été libérés par «manque de preuves concluantes».

Tandis que les proches des victimes pleuraient d’émotion car la justice était enfin rendue, les familles des militaires présentes dans la salle ont applaudi les bourreaux et ont célébré les six acquittements en chantant l’hymne national.

La récusation permanente des juges de la part des accusés et le peu de temps consacré lors des audiences par les juges – une heure et quarante et une minutes en moyenne, selon le CELS (Centre d’études juridiques et sociales) – pour les actes d’accusation ont ralenti ce procès qui avait commencé en 2012. Beaucoup de ces manques ont provoqué la division parmi les magistrats.

Les condamnations ont-elles vraiment été «exemplaires»? Oui, malgré tout elles ont un caractère historique exemplaire. Jamais auparavant des tribunaux ordinaires d’un pays n’ont jugé leurs propres dictateurs pour des crimes contre l’humanité avec autant d’ampleur et de force. Et suite à ces condamnations, il y a déjà des centaines de responsables condamnés à des peines sévères à l’occasion des nombreux procès ouverts en Argentine.

Malheureuse est la comparaison inévitable avec la situation lamentable dans l’Etat espagnol où les crimes du franquisme restent impunis 42 ans après la mort du dictateur. Plus de 100’000 victimes sont enterrées dans des fosses communes. Et les juges qui ont osé ouvrir des procédures sont sanctionnés alors que les responsables des crimes marchent tranquillement dans la rue.

Les déclarations des juges liés au gouvernement de Macri et les déclarations de ce dernier démontrent sans doute que le nombre de disparus s’élève à 30’000, comme l’ont reconnu tous les organismes de défense des droits humains, ce qui est à l’opposé du rejet organisé, si flagrant, de la mémoire historique et d’une réparation effectuée par la Justice comme cela est mené par le gouvernement du Parti Populaire dans l’Etat espagnol.

En Argentine, à la différence de l’Espagne, il serait impensable que le parti gouvernemental ait même osé s’opposer à l’élimination d’un ensemble monumental construit sous les ordres de Franco (el Valle de los Caídos, «La vallée de ceux qui sont tombés [pour la patrie]») ou d’un monument, d’une rue, en l’honneur d’un des responsables des massacres. La mémoire historique est de fait une politique d’Etat.

Après le retour de la démocratie en Argentine, en 1983, et les premières tentatives de juger les responsables des tueries, lors du gouvernement de Raul Alfonsin (1983-89, Union civique radicale), trois soulèvements militaires ont eu lieu – en 1987 et 1988 – grâce auxquels les putschistes – les «carapintadas» [nom adopté par des militaires d’extrême droite] – ont forcé le gouvernement et le congrès à approuver les lois du Punto Final y Obediencia Debida (lois du Point final et de l’Obéissance due) qui disculpaient plus de 1500 militaires accusés.

En 1990, le gouvernement du péroniste Carlos Saúl Menem a gracié les membres condamnés des juntes militaires et d’autres responsables qui n’avaient pas été couverts par les lois d’amnistie.

L’impunité était établie. Toutefois, quelques années après, l’arrivée au pouvoir d’un péroniste dit de centre gauche, Néstor Kirchner, et d’une nouvelle majorité parlementaire a permis, en 2005, l’abolition des amnisties et des lois d’impunité. Dès lors, au cours des années, ont été rouvertes des procédures et ont été condamnés des militaires et leurs complices civils et religieux pour crimes contre l’humanité, pour le vol de plus de 500 bébés – 125 ont été retrouvés après des années de recherche par les grands-mères de la Plaza de Mayo –, pour tortures, meurtres et vol de biens dess «disparu·e·s».

Subversif et disparus

Dans les années 70 où règne la «violence», où la grande majorité des pays d’Amérique latine et des Caraïbes ont été contrôlés par des dictatures militaires soutenues politiquement, économiquement et militairement par les Etats-Unis, au nom de la théorie de la sécurité nationale – propre à la période de la guerre froide –, le qualificatif de subversif a été appliqué avec la même amplitude que celui de «rouge» sous la dictature franquiste.

Dans cette catégorie étaient inclus les combattants des organisations politico-militaires. Ces organisations de guérilla, d’importance plus ou moins grande et se référant à une gauche marxiste et une gauche péroniste, se sont développées principalement en réponse à la dictature militaire antérieure du général Onganía (1966-1973). S’ajoutaient également des militants des associations radicales de lycéens et d’étudiants, des membres des comités de travailleurs combatifs au sein des entreprises – eux-mêmes persécutés par des voyous mafieux de la bureaucratie syndicale de la droite péroniste –, et des militants de quartier, de bidonvilles, des avocats, des journalistes, des écrivains, des actrices et acteurs opposants; des prêtres se réclamant de la Théologie de la Libération…

Sans avoir connu une guerre comme en Espagne, la dernière dictature militaire a assassiné 30’000 «subversifs» et «subversives», en plus de celles et ceux tués «légalement» lors de batailles réelles ou fictives, et aussi des milliers de prisonniers politiques qui ont été torturés systématiquement.

La disparition des opposants était l’arme de prédilection utilisée par la dictature. Ce ne fut pas la seule dictature militaire que l’Argentine ait subie au cours du XXe siècle, mais ce fut la plus brutale.

C’était un coup annoncé depuis longtemps. Le gouvernement «démocratique» qui a précédé, présidé par Maria Estela Martinez de Peron (Isabelita, depuis des années vivant tranquillement), a fait disparaître 1000 «subversifs» en moins de deux ans – 1974-1976 –, des opposants politiques, des militants, des syndicalistes, des avocats, des journalistes, des militants étudiants, des activistes de quartier, des artistes…

Leur manière de terroriser l’opposition était très différente: ils laissaient les corps torturés et criblés des victimes sur la voie publique; les assassinats et les tueries étaient quotidiens; la terreur a commencé alors à régner.

Videla est venu innover en matière de terreur en Argentine avec des disparitions organisées. En fait, il a copié la méthode utilisée et théorisée par les nazis en 1941 avec les directives Nacht und Nebel (Nuit et brouillard) pour semer la terreur et l’incertitude dans la société sur le sort des détenus illégalement. Videla, catholique, assistait à la messe quotidiennement et cela jusqu’à sa mort. Il a lui-même répondu à la question d’un journaliste en 1979: «La personne disparue n’est ni vivant ni mort.» Une réponse avec laquelle il tentait de disculper l’Etat de toute responsabilité.

Beaucoup de détenus – disparus entre 1976 et 1983 – sont restés enfermés pendant des années dans plus de 400 centres de détention illégaux disséminés dans toute l’Argentine, la plupart dans des casernes militaires, d’autres dans des bâtiments industriels, de grands parkings, des fortins, des îles ou d’autres endroits qui camouflaient l’enfer qui y était vécu.

Certains de ces centres étaient situés dans la capitale même, à Buenos Aires, comme l’ESMA, un immense bâtiment officiel de la Marine situé dans une zone résidentielle privilégiée où plus de 5000 personnes ont été détenues, dont la plupart ont été tuées.

Le rapport de la CONADEP (Commission nationale sur la disparition des personnes), commandé par le président Raúl Alfonsín après le retour de la démocratie en 1983, a déclaré dans son prologue:

«A partir du moment de l’enlèvement, la victime a perdu tous ses droits; privée de toute communication avec le monde extérieur, confinée dans des lieux inconnus, soumise à des supplices terrifiants, ignorant quel serait son avenir immédiat, susceptible d’être jeté dans une rivière ou dans la mer avec des blocs de ciment liés aux pieds ou réduite en cendres.

Arrêtés de force, ils ont cessé d’avoir une existence civile. Qui les avait kidnappés? Pour quelles raisons? Où étaient-ils? Il n’y avait pas de réponse précise à ces questions. Les autorités n’avaient pas entendu parler d’eux, les prisons ne les détenaient pas dans leurs cellules, la justice les ignorait et l’habeas corpus n’avait que le silence pour réponse. Un silence inquiétant grandissait autour d’eux. Jamais un kidnappeur arrêté, jamais un lieu clandestin de détention relevé, jamais la nouvelle d’une sanction infligée aux coupables de crimes. Ainsi passèrent plusieurs jours, semaines, mois, années d’incertitude et de douleur des parents et des enfants. Tous dépendaient de rumeurs, étaient déchirés entre les attentes désespérées, les efforts innombrables et inutiles de recherche, les prières faites aux fonctionnaires influents ou à des personnes de la force armée qui leur avaient été recommandées, à des évêques, à des aumôniers, à des commissaires. La réponse était toujours négative.»

Lorsque les tortionnaires décidaient qu’un prisonnier ou une prisonnière était désormais «inutile», auxquels ils ne pouvaient pas soutirer des informations par la torture, ou, dans le cas de femmes enceintes – qui ne leur étaient nécessaires parce qu’elles avaient accouché et à qui ils avaient volé leur bébé – il ne restait qu’à les assassiner et à faire disparaître leurs corps.

Les vols de la mort

Beaucoup des prisonniers assassinés ont été incinérés, d’autres enterrés dans des fosses communes dans les casernes ou dans des tombes NN [c’est-à-dire sans identification] dans des cimetières. D’autres, cependant, ont été jetés vivants et les mains ligotées depuis des avions des forces armées après avoir été anesthésiés et déshabillés. Dans un premier temps, ils ont été jetés dans le Rio de la Plata, mais plus tard, la plupart des corps ont atteint les rives de l’Uruguay voisin. Alors il a décidé de jeter leurs corps en mer attachés à un bloc de bêton ou autre poids pour assurer leur disparition.

L’une des personnes responsables de ces vols, l’officier de marine Adolfo Scilingo, qui purge une peine de prison, depuis 2005, de 640 ans en Espagne, a expliqué en détail la méthode suivie dans une interview, croyant à ce moment-là que sa collaboration lui permettrait d’échapper à la prison: «On les jetait à la mer, un par un, nus, 15 ou 20 tous les mercredis.» Scilingo, accusé de 256 enlèvements et de 30 meurtres, sortira de prison probablement en 2026. Actuellement, il bénéficie du deuxième degré d’emprisonnement, ce qui lui permet de quitter la prison 36 jours par an, sans jamais avoir demandé pardon à ses victimes.

Les deux seuls pilotes de l’avion Skyvan condamnés cette semaine de fin novembre, Mario Daniel Arru et Alejandro Domingo D’Agostino, l’ont été parce que leurs noms apparaissaient dans les registres de vol de l’avion, découverts par un journaliste suite à la vente de l’appareil aux Etats-Unis.

Cependant, trois autres pilotes ont été acquittés, y compris Julio Poch, un tortionnaire qui a fini par se recyclr comme pilote civil chez KLM. Aussi bien Poch qu’Emir Sisul Hess, qui a jeté des prisonniers vivants et drogués à la mer à partir d’hélicoptères Alouette et Seaking, ou Ricardo Ormello, caporal en second de la Marine de guerre, ont été acquittés suite à une décision controversée et débattue, faute de preuves, en dépit du fait qu’ils se sont vantés de leurs meurtres à des collègues, des amis et à leur famille.

Ormello a dit une fois à ses compatriotes argentins d’Aerolíneas Argentinas, comme l’a dénoncé l’un d’entre eux: «Une fois, ils ont apporté une grosse pesant cent kilos et la drogue n’avait pas fait assez d’effet. Quand nous la traînions, elle s’est réveillée et a attrapé une paroi. La fille de pute ne lâchait pas. Nous avons dû la frapper à coups de pied jusqu’à ce qu’elle lâche.» O. Poch, qui a déclaré: «Nous aurions dû les tuer tous», ou Hess: «Les gens tombaient comme des fourmis.»

Ces auto-incriminations involontaires des auteurs des meurtres n’ont pas été jugées suffisantes pour les condamner, et ils ont été acquittés.

Les condamnations de ce troisième grand procès de l’ESMA sont exemplaires, historiques, oui, bien qu’il soit regrettable que les crimes de nombreux tortionnaires comme ces trois pilotes soient restés impunis.

Que ces condamnations, comme des centaines d’autres qui ont été prononcées dans des procès similaires jusqu’à présent, ont pu être obtenues l’ont certainement été principalement grâce au travail infatigable durant des décennies des mères et des grands-mères de la Plaza de Mayo, qui pour cette raison ont payé le prix avec la mort de plusieurs de leurs membres; grâce aussi à l’organisation HIJOS [acronyme de Hijos e Hijas por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio)], aux témoignages des survivants, au courage de nombreux parents des victimes, de militants, d’avocats, de procureurs, de journalistes et de milliers de personnes qui les ont soutenus dans la rue encore et encore pour exiger fermement des politiciens et des juges la réparation, la justice, la mémoire historique. (Article publié sur le site de Viento Sur, traduction A l’Encontre)

Roberto Montoya, co-auteur avec Daniel Pereyra de El caso Pinochet y la impunidad en América Latina (2000) (2000), est membre du conseil consultatif de Viento Sur.

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