Amérique du Sud. L’épuisement d’un modèle fatigué

Nicolas Maduro, Cristina Kirchner, Evo Morales, Rafael Correa (juillet 2014)
Nicolas Maduro, Cristina Kirchner, Evo Morales, Rafael Correa (juillet 2014)

Par Eduardo Gudynas

Il y a des symptômes qui mettent en évidence l’épuisement d’un «modèle», parmi lesquels on peut citer: la profonde crise politique qui frappe Dilma Rousseff et le Parti des Travailleurs (PT) ainsi que leurs alliés parlementaires (PMDB) au Brésil; la défaite le 22 novembre de Daniel Scioli, candidat péroniste, et l’alliance sous tension entre les partisans de Cristina Kirchner et certains péronistes en Argentine (Sergio Massa), de même que l’échec électoral et politique de Nicolas Maduro et de son Parti socialiste uni au Venezuela (PSUV) le 6 décembre.

Ces occurrences ont débouché sur un débat qui, par moments, est très emberlificoté. Il ne manque pas de porte-parole conservateur pour prédire la mort de la gauche, tout comme il y a des progressistes dogmatiques qui refusent de voir les problèmes et qui défendent aveuglément leurs gouvernements. Si nous laissons de côté ces analyses superficielles nous pouvons initier un débat plus approfondi.

Sur ce terrain on ne peut plus nier les difficultés des dits progressismes, aussi bien dans la pratique – comme peut l’être la gestion gouvernementale – que dans leurs conceptions, comme cela s’exprime par le biais de nombreuses idées de responsables politiques et d’intellectuels progressistes.

Les analyses semblent se diviser en deux appréciations possibles. D’un côté, il y a ceux qui affirment que nous sommes face à une «fin» de cycle des «courants progressistes», et de l’autre il y a ceux qui considèrent qu’il est plus juste de parler de l’«épuisement» de ces courants.

Ceux qui annoncent une «fin» du progressisme invoquent des arguments très différents et ont des orientations diverses, comme on peut le constater: chez Maristella Svampa [spécialiste des questions du développement de la formation sociale argentine], chez Edgardo Lander [sociologue vénézuélien, enseigne à l’Université centrale du Venezuela et chercheur auprès du Transnational Institute]; ou chez Raul Zibechi [spécialiste des mouvements sociaux latino-américains d’origine uruguayenne]. Inévitablement des intellectuels et des membres des institutions étatiques gouvernementales des régimes dits progressistes refusent ces caractérisations. Ils soutiennent que le «cycle progressiste» ne touche pas du tout à sa «fin».

L’autre regard, qui se focalise plutôt sur l’«épuisement» du progressisme, soutient qu’il est difficile de parler d’une fin puisqu’il existe différents courants progressistes qui restent au gouvernement (par exemple Rafael Correa en Equateur en fonction depuis 2007, Evo Morales en Bolivie, président depuis 2006 et Tabaré Vazquez en Uruguay, en poste de 2005 à 2010 et à nouveau, après élections, depuis le 1er mars 2015). En outre, même là où leurs gouvernements sont acculés (au Brésil et au Venezuela) ou ont perdu les élections (en Argentine), le progressisme subsiste au travers de ses représentations parlementaires et de leur soutien au sein de secteurs de citoyens et citoyennes.

Cette position semble plus juste, et c’est celle que développe le présent article. Il faut dire qu’au-delà des permanences diverses de ces courants, il est évident que les forces progressistes présentes, dans les différents pays, sont porteuses de contenus politiques différents par rapport au passé. Elles ont perdu leur capacité de renouvellement et d’innovation et se trouvent face à d’énormes difficultés.

Cette analyse est également suivie par d’autres journalistes qui, à leur tour, soulignent des traits et des origines différents pour chacun de ces courants. C’est le cas de Juan Cuvi [qui écrit régulièrement dans El Commercio] et de Pablo Ospina [de l’Université andine Simon Bolivo] pour l’Equateur, de Salvador Schavelzon [anthropologue et actuellement professeur à l’Université fédérale de São Paulo] sur le kirchnerisme ou de quelques membres du site en ligne brésilien Correio da Cidadania.

Dimensions

L’épuisement des progressismes peut être décrit à partir de trois dimensions. La première est la perte de la capacité d’innovation ou de renouvellement dans les idées et dans ses pratiques; la deuxième réside dans le fait qu’ils assument en fin de compte comme une fatalité le fait de ne pas pouvoir résoudre une série de questions clés qu’ils avaient promis de régler; la troisième se trouve dans le changement opéré dans la hiérarchie des priorités, dans la mesure où ils mettent presque toutes leurs énergies à conserver le pouvoir étatique [et ou gouvernemental].

Premièrement on constate que dans les progressismes l’innovation politique languit voire s’épuise. Il y a des années, ils offraient de multiples idées innovantes ou supposées telles. Par exemple ils proposaient de radicaliser la démocratie et testaient des outils comme l’organisation de plébiscites pour les décisions importantes ou la mise en place de budgets participatifs. Ces mesures se sont dégradées et certains progressismes vont même jusqu’à les combattre (en Uruguay, par exemple, les consultations citoyennes départementales contre la méga industrie minière ont été repoussées et, dans certains cas, annulées sous le gouvernement de José Mujica, mars 2010-mars 2015).

De même, nous trouvons très peu ou pas d’innovations quant aux lignes directrices d’une politique de développement. Tous les progressismes ont suivi une orientation impliquant la dépendance par rapport à l’exportation de matières premières. Aujourd’hui, face à la chute du prix de ces dernières, ils ne cherchent toujours pas d’alternatives en termes de système productif et s’acharnent à extraire encore plus de ressources naturelles [minerais, pétrole, pâte à papier, agrobusiness] ou à donner encore plus d’avantages aux investisseurs internationaux. Presque tous s’acheminent vers des gestions économiques plus orthodoxes, comme les plans d’austérité de Rousseff au Brésil ou les alliances public-privé de Correa en Equateur.

Il est vrai que la gestion progressiste est encore loin des extrêmes néolibéraux et c’est la raison pour laquelle on ne peut pas défendre qu’elle exprime un «fondamentalisme de marché». Mais il faut reconnaître que ces incapacités de réunir les conditions d’une «alternative» les conduisent à utiliser les instruments de gestion étatico-financière conventionnels. Absorbés par la gestion quotidienne, leurs gouvernements ou pour certains d’entre eux leurs partis ont abandonné ou fermé leurs centres d’études.

En ce qui concerne la deuxième dimension, rappelons que les progressismes avaient promis de résoudre des problèmes persistants dans des secteurs comme l’éducation, la santé, le logement populaire, la violence et la criminalité urbaines ainsi que la corruption. On pourrait débattre des avancées, des stagnations ou des reculs dans chacun de ces secteurs pays par pays. Mais de manière générale on peut constater que la situation ne s’est pas fondamentalement améliorée dans la majorité d’entre eux et qu’il y a même eu des régressions. Aujourd’hui les progressismes semblent avoir accepté qu’ils ne pourraient pas améliorer foncièrement ces «états de fait». Ils assument cette situation comme étant une fatalité à laquelle on ne peut échapper et admettent qu’il faudra vivre avec.

Cette résignation est évidente en ce qui concerne la corruption, notamment au Brésil autour du cas Petrobras, qui implique des politiciens avec des patrons de firmes [entre autres les plus grandes firmes de travaux publics] que Lula da Silva [président de 2003 à 2011] avait appelées les «championnes» du développement national. Mais il en va de même pour d’autres gouvernements.

Par exemple, ces dernières semaines, en Bolivie, l’administration d’Evo Morales doit faire face au plus grave cas de corruption de ces dernières années. Des fonds provenant des impôts sur les entreprises pétrolières et destinés à des communautés paysannes ou indigènes ont été détournés par des dirigeants, aussi bien d’organisations urbaines que de partis politiques. Selon les dénonciations en cours, ces détournements purent compter sur des appuis de forces partisanes gouvernementales.

Il faut noter que le progressisme semble accepter que la corruption est endémique aux systèmes politiques et abandonne la prétention de l’éradiquer. On entend des explications surprenantes. Il y a par exemple ceux qui disent qu’on ne peut rien reprocher au Parti des travailleurs puisque tout le système politique brésilien est corrompu. Il existe ici un esprit fataliste, qui baisse les bras devant la tâche d’éradiquer la corruption et se contente d’évaluer son coût électoral.

La troisième dimension a trait à un changement dans les équilibres des efforts politiques consacrés à certains objectifs. A mesure que diminue la capacité de se lancer dans de nouveaux essais et innovations et que l’on accepte les problèmes récurrents, on consacre de plus en plus d’énergie à se maintenir dans le pouvoir étatique. Cela suppose d’énormes dépenses en matière de publicité politique, des tentatives de canaliser et contrôler les grands médias, de mettre sous surveillance les ONG, de dicter des réformes électorales, ainsi que d’imposer des mesures des modifications constitutionnelles pour assurer une prolongation des mandats présidentiels. Un cas extrême vient de se dérouler en Equateur, où le président Correa a imposé plusieurs changements constitutionnels, y compris celui concernant la réélection présidentielle. Il a esquivé la consultation des citoyens en utilisant sa majorité parlementaire.

Des plans qui se recoupent

Pour comprendre comment ces trois dimensions se recoupent, il convient d’observer la problématique du développement. Nous nous trouvons devant des progressismes qui en sont restés aux idées classiques du développement, telles que la croissance économique et le progrès matériel, impulsés par les exportations des matières premières et la recherche d’investisseurs [investissements directs étrangers, et parfois de grands groupes nationaux]. Ils organisent et instrumentalisent le développement un peu différemment, parfois en accroissant la présence de l’Etat, ou en assurant une couverture sociale nouvelle [extension de la bourse famille au Brésil que l’ex-ministre des Finance Joaquim Levy voulait supprimer ou réduire de manière drastique]. Ces gouvernements le font en prenant appui sur une rhétorique de légitimation différente, évolutive. Néanmoins, ils maintiennent une orientation développementaliste.

A mesure que ces stratégies deviennent plus instables, les progressismes recourent à des mesures économiques plus conventionnelles [dans le cadre des procédures d’ajustement structurel propres aux institutions financières internationales]. Ils acceptent dès lors des alliances politiques avec des acteurs conservateurs ou passent des pactes avec les entreprises. Ils s’acharnent à se maintenir au gouvernement.

En Uruguay il existe plusieurs exemples de cela. Le progressisme [Frente Amplio, Front ample] ne parvient pas à susciter l’enthousiasme avec de nouvelles idées et il n’y a pas beaucoup d’espaces de débat. Par contre, le gouvernement du Front ample manifeste beaucoup d’énergie pour soutenir une entreprise sylvicole transnationale [par exemple d’origine finlandaise, UPM-Kymmene], pour protéger une méga entreprise minière ou pour donner des facilités à des investisseurs étrangers.

Plusieurs progressismes ne tolèrent pas que la gauche qui n’est pas au gouvernement les alerte sur leurs contradictions ou leur signalent leur lassitude. Ils lui répondent avec des slogans, qualifient de «néolibérales» beaucoup de remises en question ou font appel à des railleries ou à la disqualification (appelant les critiques «infantiles» ou «attardées», comme cela se fait souvent en Equateur ou en Bolivie). Cela montre que comme les progressismes ont de moins en moins d’arguments, ils n’ont d’autre recours que de réagir avec des quolibets ou des sarcasmes.

L’épuisement progressiste permet d’élargir les options de réorganisation de la politique conservatrice [par exemple, en Argentine, au Brésil]. Mais il crée aussi parfois d’autres scénarios, qui imposent des limites au renforcement d’une gauche démocratique et indépendante apte à reprendre des tâches de transformation sociale, économique et politique. Dans l’avenir immédiat, c’est là que réside peut-être le problème le plus crucial qui se présente à nous. (Article publié dans l’hebdomadaire d’Uruguay Brecha, le 23 décembre 2015. Traduction A l’Encontre)

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Eduardo Gudynas est militant écologiste, auteur de recherches et d’essais sur le sujet. Participe au Centre latino-américain d’écologie sociale (CLAES) et au projet D3E (recyclage de déchets électroniques).

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