Amérique du Sud. La mission «contre-hégémonique» de l’ALBA. Requiem pour la dernière valse tiers-mondiste (II)

alba-blogPar Daniele Benzi

Lorsque je fais allusion à l’axe productif et commercial de l’ALBA-TCP, j’entends ces initiatives – selon les déclarations qui figurent dans les documents officiels – prétendent créer des espaces économiques d’un «nouveau type» et établir des formes alternatives d’échange. Les «entreprises grannationales» et le TCP en constituent les principales.

Entreprises grannationales et TCP

Les notions de projets et d’entreprises «grannationales» répondaient aux inquiétudes exprimées par l’académie militante pour doter l’alliance d’une base économique non dépendante du pétrole [Osvaldo Martinez (comp.): La integracion en America Latina: de la retorica a la realidad, Editorial de Ciencias Sociales, La Habana, 2008; aavv: Desafios para una integracion alternativa, cea, La Habana, 2007]. Dans les deux cas, les documents suggèrent qu’il s’est agi d’une extension des modalités qui régulent la collaboration économique entre Cuba et le Venezuela.

Au cours de l’année 2009, il y a eu plusieurs efforts pour concrétiser rapidement certains projets et entreprises. Même si toute entreprise étatique ayant deux ou plus membres peut assumer une telle dénomination, l’état et les avancées réels de la majorité des initiatives mentionnées dans les accords ne sont pas clairs, à là l’exception du Fonds culturel de l’ALBA et l’une ou l’autre expérience. [Malgré un manque flagrant d’informations, seule une enquête détaillée du champ des relations économiques entre le Venezuela et chacun des membres de l’ALBA pourrait peut-être déblayer les doutes.]

En termes pragmatiques, son objectif central serait la constitution d’un circuit de production et de commercialisation pour un marché interne à l’ALBA. Cette idée rompt avec les actuels schémas d’intégration qui, au-delà du discours régionaliste, sont projetés vers des marchés extra-régionaux [et minés par des accords bilatéraux avec les Etats-Unis]. Aussi bien les sceptiques que les partisans ont souligné sa filiation avec les théories qui ont marqué les débats de la gauche tiers-mondiste dans les années 1960 et 1970, du structuralisme de la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL), jusqu’à la «déconnexion» de Samir Amin [qui fut un partisan du régime de Pol Pot, le «monarque de la déconnexion» – A l’Encontre].

On peut admettre également que le seul modèle analogue connu historiquement serait le Conseil économique d’aide mutuelle (COMECON) du bloc soviétique, alors que dans l’ALBA la planification est totalement absente et le rôle de l’Etat ne serait pas absolu. [ J. Briceno: ob. cit.; Maribel Aponte Garcia: El nuevo regionalismo estrategico: Los primeros diez anos del alba-tcp, Clacso, Buenos Aires, 2014.] Néanmoins le caractère étatique et développemental de l’axe économique de l’alliance est clair. [Quant au COMECON, une étude robuste des relations entre l’URSS et les pays membres démontrerait que les «spécialisations productives» imposées impliquaient un «échange inégal» mesuré sous l’angle du volume des heures socialement dépensées pour la production des biens échangés; sans mentionner les «opérations» de l’évaluation statistique des volumes «échangés» – A l’Encontre]

ALBAcarteLateinamerika_svg_Cocoloi280Les quelques efforts de la part de la gauche pour développer le «modèle» du point de vue conceptuel restent rachitiques. (Je me réfère spécialement aux travaux de Aponte Garcia et Muhr qui semblent néanmoins s’enfermer dans un éclectisme théorique sophistiqué, dont l’adhérence aux situations vécues dans les membres de l’ALBA est difficile à voir.) Le discours officiel est resté très vague et ambigu. Les concepts de «complémentarité», de «développement endogène» ou d’«avantages coopératifs», parfois utilisés pour souligner sa spécificité, n’ont jamais été clarifiés. Ils ont juste été juste évoqués de manière très générique, aussi bien de la part des gouvernements que de leurs intellectuels organiques, ce qui suscite une question sur sa consistance au-delà des tournures linguistiques et discursives.

Mais contrairement aux critiques qui se contentent de souligner le caractère contradictoire et inconsistant de nombreux postulats, je suis d’avis – avec différentes nuances – qu’il y a réellement eu une intention de tisser des relations dans une optique qui, dans les termes d’autrefois, nous pourrions qualifier de développement «vers l’intérieur» ou «autocentré», «depuis l’intérieur» ou «endogène».

Néanmoins, les expériences limitées qui ont été tentées se sont immédiatement heurtées non seulement aux distances géographiques, à la quasi-absence de relations commerciales et d’investissement préalables, au manque de techniciens compétents et aux situations conflictuelles (sociales et politiques) internes, mais surtout à la réalité d’économies complètement dépendantes du marché mondial, ayant une base matérielle rachitique et un développement technologique insignifiant.

Le fait de s’appuyer sur un modèle d’accumulation extractive (minerais, pétrole, etc.) de captation de rentes – dans le but d’entreprendre un projet d’industrialisation dirigé par l’Etat – a entraîné un véritable casse-tête pour la théorie et la pratique de l’intégration «alternative», fidèle reflet des impasses dans la dialectique entre les gauches et les gouvernements «progressistes». Il ne s’agissait plus seulement de livrer la vieille lutte nationale-populaire pour la souveraineté sur les ressources face aux transnationales et aux centres impérialistes. On encore de négocier avec les «lumpen-bourgeoisies» et de se battre avec les bureaucraties partisanes sensibles aux sirènes de la corruption. Il fallait aussi d’affronter un nouveau dilemme: celui de devoir s’opposer à ceux qui, dans leurs territoires et parmi les secteurs urbains, défendent la non-extraction des ressources, une meilleure répartition de la rente et différentes formes de démocratie et d’auto-gouvernement face au dirigisme étatique-gouvernemental.

Le projet d’un TCP en tant qu’instrument de «commerce équitable», signé à la demande de la Bolivie, le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud, donne une idée de comment l’ALBA a géré les questions de traitement spécial et différencié ainsi que la clause de non-réciprocité [clause de la nation la plus favorisée, non-discrimination entre les exportateurs étrangers et les producteurs étrangers – ou «traitement national» – A l’Encontre], comment elle a cherché à encourager de réels mécanismes de compensation. Néanmoins, au moment de réfléchir sur la genèse du TCP, il convient de ne pas oublier son lien avec le refus, après l’ascension d’Evo Morales, en décembre 2005, de continuer à négocier un traité de libre commerce (TLC) avec les Etats-Unis et ensuite avec l’Union européenne (l’UE), autrement dit son rapport avec la nécessité de trouver des marchés alternatifs pour les exportations non traditionnellement boliviennes.

La définition et l’application du TCP n’ont pas eu la vie facile. Même si la position de ses promoteurs face aux TLC est relativement claire, il n’a pas été possible de transcender l’identification de certains «principes directeurs». Tous les gouvernements ont respecté les engagements avec d’autres schémas et avancé dans de nouvelles négociations, mais en cherchant à élargir le commerce à l’intérieur de l’ALBA, surtout avec le Venezuela. Même de manière limitée, les échanges ont augmenté, stimulées par l’ouverture de crédits à l’exportation, les conférences sur les échanges possibles et le commerce compensé. Néanmoins, à l’exception de Cuba et du Nicaragua, aucun pays de l’alliance ne considère le Venezuela comme une destination importante de ses exportations. Dès lors, le pourcentage du commerce vénézuélien à l’intérieur du système reste minimal. Seule une politique concertée d’industrialisation orientée vers la création de chaînes de valeur (productives) aurait peut-être permis à l’axe économique de l’ALBA d’avoir un horizon moins improvisé et moins conjoncturel. Et cela irait dans le sens de la constitution d’un Espace économique de l’Alliance, dont l’avancée a malheureusement été très erratique.

La Banque de l’ALBA et SUCRE

La Banque de l’ALBA (BALBA) et le Système unitaire de compensation régional de paiements (SUCRE) ont été conçus dans le cadre des débats au sujet d’une «nouvelle architecture financière régionale» pour soutenir les initiatives grannationales, le TCP et les Missions. [Cette section est basée sur D. Benzi et al.: «¿Hacia una nueva arquitectura financiera regional? Problemas y perspectivas de la cooperacion monetaria en el alba-tcp» en Revista Iberoamericana de Estudios de Desarrollo vol. 5 No 1, sous presse.] Il est très probable que son apparition soit liée aux difficultés à faire démarrer la Banque du Sud, considéré exclusivement comme une banque de développement. C’est ainsi qu’on a abandonné la proposition initiale d’instituer conjointement une union monétaire et un fonds de stabilisation.

La BALBA est un organe ayant des capacités financières extraordinairement limitées. Lors de sa constitution et de son développement ultérieur, il est devenu évident qu’elle s’appuyait sur une dose élevée de volontarisme politique, sans que celui-ci soit accompagné d’une structuration et d’une planification appropriées pour la doter d’une vision stratégique et d’une soutenabilité économique. Le manque élémentaire d’informations fait qu’il n’est pas possible de connaître les avancées et les résultats de la majorité des projets financés, ce qui laisse penser qu’il s’agit simplement d’un des canaux de transmissions/transferts de la rente pétrolière vénézuélienne vers les pays de l’Alliance.

Même si la rhétorique officielle a présenté, en avril 2009, le SUCRE [abréviation de Sistema Unico de Compensacion Regional, nom d’une monnaie commune (zone monétaire), par les sept pays membres de l’Alliance bolivarienne: Cuba, Venezuela, Bolivie, Honduras, Dominique, Equateur; une ancienne monnaie équatorienne se dénommait Sucre – A l’Encontre] comme un pas préalable à l’adoption d’une monnaie unique, la création d’un système de compensation [monnaie scripturale de référence pour des échanges – A l’Encontre) ne représente pas en lui-même une révolution.

Ancré dans la volonté de transformer certains modèles de nos économies, son fonctionnement a démontré au cours de ces années passées son utilité potentielle pour faciliter et stimuler le commerce tout en épargnant des devises; et surtout la référence au dollar des Etats-Unis dans le commerce. Néanmoins on a constaté différents types de difficultés qui réduisent, voire annulent, le sens de ce mécanisme. Tout comme l’ALBA, sa trajectoire dépendra de l’éventuelle consolidation, assez improbable actuellement, d’un Espace économique de l’Alliance. Le principal élément qui menace son développement est la structure rentière de l’économie vénézuélienne, qui, outre qu’elle inhibe toute tentative de diversification productive, encourage toutes sortes de corruptions non seulement à l’intérieur du pays, mais aussi dans les relations économiques internationales, comme cela est apparu clairement dans les opérations commerciales à travers le SUCRE avec l’Equateur.

 

Projet de monnaie commune: pour éviter le pasage par le dollars;
tel que le
graphique ci-dessous l’indique

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Un avenir crépusculaire qui dépend du processus bolivarien…

L’ALBA-TCP est né en tant que projet des gouvernements vénézuélien et cubain pour combler vide creusé par la crise du «régionalisme ouvert», parallèlement à la constitution de UNASUR [Union des nations sud-américaines: déclaration de Cuszco en 2004 et traité constitutif 2009; entrée en vigueur 11 mars 2011 – A l’Encontre] et de CELAC [La Communauté d’Etats latino-américains et caraïbes, créée en février 2010 ]. Depuis le début elle s’est exprimée dans une stratégie contre-hégémonique, politique et idéologique sur le mode anti-étatsunien et dans l’ébauche d’un programme d’intégration «alternatif» autour des domaines énergétique, social, économico-commercial et financier. Le personnalisme hyperactif de Chavez et l’abondance d’hydrocarbures et de pétrodollars pendant le boom de 2003 à 2008 ont été des points essentiels de son développement.

Dans les pages précédentes. j’ai essayé de montrer que l’ALBA est très loin d’être consolidée et qu’en tant que proposition radicale, l’Alliance est probablement destinée à un crépuscule prématuré mais réussi, puisque dans le court terme presque tous les acteurs ont atteint les objectifs minimums qui les avaient poussés à adhérer.

Son avenir dépend entièrement de l’évolution incertaine du processus bolivarien, car au cours de ces dernières années on n’a pas réussi – voire peut-être pas tenté – de surmonter les obstacles qui l’ont transformé, sinon exclusivement du moins de manière prépondérante, en un mécanisme de distribution régional de la rente vénézuélienne. A mon avis, cela a joué un rôle très important en affaiblissant la charge anti-hégémonique et en désactivant les timides tentatives d’intégration «alternative».

Logo pour la réunion en Dominique, en 2010, de l'Alba dans la capitale Roseau. Ile de l'archipel des Caraïbes: 78'000 habitants; indépendance en 1978 face à la Couronne britannique.
Logo pour la réunion en Dominique,
en 2010, de l’Alba dans la capitale Roseau.
Ile de l’archipel des Caraïbes: 78’000 habitants; indépendance
en 1978 face à la Couronne britannique.

En rétrospective, on peut avancer l’hypothèse contre-factuelle que la consolidation de l’ALBA serait liée, selon une logique circulaire et de rétro-alimentée, au renforcement du Venezuela et d’autres gouvernements proches et à son alliance avec Cuba, qui trouverait ainsi la stimulation pour rénover une révolution ankylosée et asphyxiée.

Mais depuis 2008 les difficultés se sont multipliées. Au Venezuela elles sont loin d’être transitoires. A Cuba, il existe une volonté subtile mais ferme de prendre une nouvelle orientation [un processus dans quelle direction? Et contrôlable par le parti unique et son unique direction? – A l’Encontre]. Il est certain que la chute du prix du brut [cassure entre 2008-2009, remontée, mais restant en dessous du pic de 2008, puis chute depuis 2014, à des niveaux actuels oscillant autour de 34-36 dollars le baril, selon le type de pétrole – A l’Encontre] et le coup en Honduras en 2009 ont révélé aux alliés et au gouvernement bolivarien lui-même les fragilités politiques et économiques de son projet révolutionnaire.

Dans une même optique, le rapport entre les gouvernements «progressistes» et les mouvements sociaux aurait dû se propager au-delà de l’alliance conjoncturelle qui a culminé avec l’échec de l’ALCA. Or, depuis lors c’est une lente usure réciproque a prédominé, et on le voit aujourd’hui dans la fragmentation contre-productive des gauches latino-américaines. Si la première hypothèse s’était réalisée, au lieu d’un sauvetage éphémère de la dernière valse tiers-mondiste, cela aurait impliqué le développement imprévisible mais continu d’une théorie plausible et d’une stratégie ayant un minimum d’efficacité, d’intégration «alternative» qui en ce moment brille par son absence. (Traduction A l’Encontre, publié dans la revue Nueva Sociedad, N° 261, janvier-février 2016)

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Daniele Benzi est docteur en science, technologie et société de l’Université de Calabria et maître des Etudes latino-américains de l’Université autonome de Mexico. Il a été professeur émérite de l’Université de Puebla, Mexico; de la Faculté latino-américaine de sciences sociales sise en Equateur et dans l’Université centrale de l’Equateur. Actuellement il est professeur de l’Université andine Simon Bolivar à Quito. Il a réalisé de longs séjours d’enquête et de travail sur le terrain à Cuba, au Venezuela et en Bolivie.

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