Tunisie. Contre le blanchiment des corrompus de l’ère Ben Ali

Tunis: 12 septembre, contre le projet de loi sur la «réconciliation économique» qui absout les corrompus
Tunis: 12 septembre, contre le projet de loi sur la «réconciliation économique» qui absout les corrompus

Par Dominique Lerouge

Depuis janvier 2015, le pouvoir est exercé en Tunisie par une coalition dirigée par Nidaa Tounès, un parti se situant dans la continuité des gouvernements d’avant la révolution. [1] Fort logiquement, celui-ci cherche à franchir un pas supplémentaire vers la restauration de l’ordre ancien: sous couvert de relancer l’économie, un projet de loi dit de «réconciliation économique» se propose d’amnistier contre de l’argent les corrompus de l’époque de la dictature. [2] Comme on pouvait s’y attendre, ce texte a été accueilli favorablement par le patronat tunisien. [3]

Un rejet massif

Ainsi que l’a expliqué l’ancien prisonnier politique Ammar Amroussia: «rien ne peut justifier le blanchiment de ceux qui ont pillé l’argent public sans qu’ils ne rendent des comptes». [4] Pour obtenir le retrait de ce texte, des jeunes et des activistes de la société civile ont lancé le 27 août la campagne «Je ne pardonne pas». Ce collectif, structuré en coordinations régionales, a organisé des mobilisations dans plus de 15 villes dont Tunis. Celles-ci ont été le plus souvent violemment réprimées par la police. Un récapitulatif des actions organisées par cette campagne est disponible sur le blog www.nawaat.org/ [5].

Se sont aussi opposés au texte proposé, l’opposition politique et associative, ainsi que l’UGTT (Union générale du travail tunisienne). [6] Des débats houleux ont également eu lieu au Parlement et dans les médias.

La nervosité du pouvoir

Jusqu’au dernier moment, le pouvoir a voulu empêcher les manifestations prévues le samedi 12 septembre. Il n’a cessé de répéter que toute manifestation était interdite dans le cadre de l’état d’urgence proclamé aux lendemains de l’attentat meurtrier de Sousse. [7] jeudi 9 septembre au soir, le ministre de l’Intérieur a même cherché à terroriser les manifestant·e·s potentiels en affirmant que des «cellules terroristes dormantes» se préparaient à les viser. [8]

Mais les divers opposants n’ont pas cédé et des défilés ont finalement eu lieu à Tunis, ainsi que dans de nombreuses localités, comme Sfax, Gafsa, Gabès, Tataouine, Tozeur, etc. [9].

Ne pas mélanger les torchons et les serviettes

Il convient de noter qu’à cette occasion, le Front populaire, qui regroupe l’essentiel des organisations politiques de gauche, a refusé de se placer dans un positionnement du style «tout sauf les corrompus de l’ancien régime». Il était hors de question pour lui de se retrouver le 12 septembre dans la rue aux côtés de forces, certes opposées au pouvoir actuel, mais qui ont notamment participé aux violences contre le mouvement social et la gauche. C’était en premier lieu le cas des «Ligues de protection de la révolution» [LPR, milice liée à Ennhdadha et à des salafistes], aujourd’hui officiellement dissoutes, mais également celui du CPR [Congrès pour la République] de Moncef Marzouki au pouvoir aux côtés d’Ennahdha dans la période 2012-2013 [10], et pour qui les LPR avaient fait campagne lors des présidentielles de fin 2014 [11].

Face aux atermoiements d’autres organisations sur ce point capital, le Front populaire a organisé de façon autonome son cortège à Tunis en compagnie des seules forces en accord avec sa démarche [12]. Cette fermeté a payé :
• d’une part, le défilé dirigé par le Front populaire a été de très loin le plus nombreux de ceux qui se sont succédé à des heures différentes à Tunis;
• d’autre part, les forces issues des LPR n’ont pas osé venir, et les quelques dizaines de manifestants du CPR sont venus individuellement se glisser plus tard dans un autre cortège, de la façon la plus discrète possible. [13]

Un recul partiel du pouvoir

Le fait que le ministre de l’Intérieur ait réaffirmé jusqu’au dernier moment que toute manifestation était interdite en raison de l’état d’urgence a eu un effet boomerang dans la mesure où les manifestations du 12 septembre ont néanmoins eu lieu: le 2 octobre, la présidence de la République (Beji Caid el Sebsi) annonçait la levée de l’état d’urgence. (4 octobre 2015)
___

[1]. Participent également au pouvoir le parti islamiste Ennahdha, l’UPL (Union patriotique libre) autour de l’affairiste douteux Slim Riahi, et le parti ultra-libéral Afek Tounès.
[2]. http://lemilieuautorise.com/2015/08/26/projet-de-loi-sur-la-reconciliation-texte-en-arabe-en-francais-et-commentaires/
[3]. Cette volonté de blanchiment des corrompus de l’époque Ben Ali suscite les applaudissements de l’UTICA (syndicat patronal historique, l’équivalent tunisien du MEDEF et de la CGPME) : http://www.lapresse.tn/article/l-utica-attachee-a-la-loi-de-reconciliation-economique-et-financiere/94/5250
En ce qui la concerne, l’organisation patronale CONECT demande que cette procédure soit même étendue à l’ensemble des Tunisiens !
http://www.businessnews.com.tn/tarek-cherif-propose-detendre-la-reconciliation-economique-a-tous-les-citoyens,520,58979,3
[4]. http://www.lapresse.tn/article/amroussia-l-initiative-legislative-de-la-presidence-est-une-reconciliation-avec-les-corrompus-de-l-ancien-regime/94/4612
[5]. http://nawaat.org/portail/2015/09/11/manich_msamah-les-mouvements-de-protestation-entre-le-27-aout-et-le-8-septembre/
[6]. « Un collectif d’intellectuels fustige la loi sur la réconciliation » (4 septembre 2015) : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35776
« La gauche tunisienne contre le blanchiment des corrompus du régime Ben Ali » (3 septembre 2015)
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35777

[7]. «Déclaration du Front populaire sur la promulgation de l’état d’urgence» (7 juillet 2015)
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35383
[8]. http://www.lapresse.tn/article/gharsalli-le-gouvernement-n-a-pas-autorise-la-marche-de-samedi-contre-la-reconciliation/94/5299
[9]. http://www.businessnews.com.tn/des-manifestations-anti-reconciliation-a-sfax-gafsa-et-gabes,520,58872,3 ;
http://www.lapresse.tn/article/marche-de-protestation-contre-le-projet-de-loi-sur-la-reconciliation-economique-a-tataouine-et-tozeur/94/5364.
[10]. Le CPR (Congrès pour la République) de Marzouki était au pouvoir en 2012-2013 lorsqu’a eu lieu la répression violente de la manifestation du 9 avril 2012, les tirs à la chevrotine de la police sur la population de Siliana fin novembre 2012, l’attaque du siège de l’UGTT par des milices islamistes le 4 décembre 2012, les assassinats de Chokri Belaïd (6 février 2013) et Mohamed Brahmi (25 juillet 2013), etc.
http://www.kapitalis.com/politique/14124-le-palais-de-carthage-deroule-le-tapis-rouge-au-predicateur-wahhabite-nabil-al-awadi.html
http://www.businessnews.com.tn/Tunisie—Une-délégation-des-LPR,-avec-«-Recoba-»,-chez-Marzouki-au-palais-de-Carthage,520,35636,3.

[11]. http://www.tunisienumerique.com/tunisie-video-les-lpr-et-les-wahhabites-avec-marzouki-ils-vaincront-ou-ils-vaincront/239030.

[12].http://www.lapresse.tn/article/pour-ces-raisons-la-reunion-du-front-national-contre-la-reconciliation-economique-na-pas-eu-lieu-aujourdhui/94/5069.

[13]. http://www.businessnews.com.tn/le-cpr-veut-passer-inapercu-dans-la-manifestation-du-12-septembre,520,58866,311 ;http://www.businessnews.com.tn/le-cpr-passe-inapercu-a-la-manifestation-anti-reconciliation,520,58874,3 ; http://www.letemps.com.tn/article/93293/manifestations-contre-la-loi-sur-la-r%C3%A9conciliation-%C3%A9conomique-ils-n%E2%80%99%C3%A9taient-vraiment

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