L’étincelle Bouazizi: le début d’un long processus révolutionnaire

Par Gilbert Achcar

Le texte que nous reproduisons ci-dessous  est l’intervention faite par Gilbert Achcar, le 18 décembre 2011, à  Sidi Bouzid (Tunisie) à l’invitation du Comité pour la commémoration du premier anniversaire de la révolution du 17 décembre 2010 (Rédaction A l’Encontre).

C’est un grand honneur pour moi de me joindre à vous pour célébrer ce premier anniversaire du début de la révolution tunisienne dans cette ville même de Sidi Bouzid, la ville de Mohamed Bouazizi, d’où la première étincelle de la révolution a embrasé comme un incendie l’ensemble de la région arabe, illustrant ainsi merveilleusement le fameux dicton chinois : «une étincelle peut mettre le feu à la plaine».

J’ai constaté avec satisfaction dans la lettre d’invitation du «Comité pour la commémoration du premier anniversaire de la révolution du 17 décembre 2010» que vous avez choisi d’appeler le soulèvement tunisien «révolution du 17 décembre», du jour de cette première étincelle, plutôt que de l’appeler «révolution du 14 janvier», du jour où le despote Ben Ali s’est enfui.

Dans la discussion en cours en Tunisie pour savoir lequel de ces deux noms est le plus approprié – en excluant le nom trompeur et orientaliste de «révolution du jasmin» déjà utilisé pour le coup d’État de Ben Ali en novembre 1987 – je suis fortement pour appeler la révolution du jour où elle a commencé, tout comme les Égyptiens ont appelé leur propre révolution la «révolution du 25 janvier».

Ma préférence est due à la même raison qui m’a amené à caractériser ce dont nous sommes témoins dans la région arabe comme un processus révolutionnaire à long terme, et non pas comme une «révolution» achevée que certaines personnes voudraient réduire à l’éviction du chef de l’ancien régime.

En réalité, la fuite de Ben Ali le 14 janvier, tout comme la démission de Moubarak le 11 février, n’était rien de plus qu’une étape dans un processus révolutionnaire continu, qui pourrait bien se poursuivre pendant une longue période à la manière de la révolution française. Celle-ci a débuté le 14 juillet 1789, et la plupart des historiens s’accordent à considérer qu’elle ne fut achevée que dix ans plus tard avec le coup d’Etat du «18 brumaire» (9 novembre) 1799 de Napoléon Bonaparte.

Bases socio-économiques de la révolution

Mon insistance sur le fait que nous faisons face à un processus révolutionnaire à long terme ne découle certes pas d’une propension à projeter le modèle français sur les révolutions arabes en cours. J’espère vivement que notre propre processus révolutionnaire ne conduira pas à des coups d’Etat réalisés par de nouveaux Bonapartes, bien que de telles issues soient certainement possibles dans cette partie du monde qui a connu tant de coups d’État militaires dans son histoire contemporaine.

Mon insistance sur la longue durée du processus est plutôt basée sur ce qui devrait être évident pour quiconque observe les soulèvements actuels : le fait qu’ils sont fondamentalement causés par de profonds problèmes socio-économiques, même dans les pays où le mouvement populaire a combattu et combat toujours pour la démocratie et les libertés politiques contre un régime despotique.

Cette réalité saute aux yeux si l’on considère les révolutions actuelles dans le contexte de la montée des luttes sociales qui leur ont pavé la voie au cours des années précédentes. Elle devrait également être parfaitement évidente pour quiconque réfléchit au vrai sens de la première étincelle de la révolution, partie d’ici à Sidi Bouzid.

En effet, ce n’était pas principalement l’opposition de Bouazizi à la nature du régime politique en Tunisie qui l’a conduit sur le chemin du martyre, mais les conditions de vie misérables imposées à de nombreux jeunes Tunisiens qui, comme lui, sont obligés de recourir à des sources de revenu marginales et précaires pour s’en sortir. Ces conditions sont maintenant bien symbolisées par le monument de pierre représentant un chariot de vendeur ambulant, érigé sur la place centrale de Sidi Bouzid à la mémoire de Mohamed Bouazizi.

Cette réalité a été bien exprimée par les slogans qui ont prévalu dans les premiers jours du soulèvement de masse dans cette province, et ensuite dans les provinces appauvries voisines qui constituent ce qu’un journal tunisien a justement appelé hier le « bassin révolutionnaire ». Le slogan du soulèvement à Sidi Bouzid – «L’emploi est un droit, bande de voleurs!» – a été un écho direct de la révolte de 2008 dans le bassin minier de Gafsa qui était centrée sur la question de l’emploi.

Par ailleurs, si l’on considère la devise tripartite «Travail, Liberté, Dignité nationale» qui a marqué la révolution tunisienne sur le modèle de la célèbre devise de la Révolution française «Liberté, Égalité, Fraternité», on constate que ce qui a été obtenu jusqu’à présent n’est que la liberté, aussi importante soit-elle.

Quant à la première revendication concernant l’emploi, sa réalisation n’apparaît même pas à l’horizon et si, en se débarrassant de la tutelle despotique de Ben Ali sur le peuple, la «dignité nationale» a été partiellement obtenue, il ne peut y avoir de dignité complète sans une vie digne, libérée de l’humiliation du chômage et de la pauvreté.

Le chômage et les révolutions arabes

Deux caractéristiques principales qui distinguent la région arabe du reste du monde émergent lorsque l’on essaie d’identifier les causes de l’énorme bouleversement révolutionnaire qui affecte tous nos pays.

La première est assez claire. Notre région est la plus grande concentration au monde de régimes despotiques dans un même espace géopolitique. En revanche, la deuxième caractéristique est souvent négligée. Pendant de nombreuses décennies, nous avons eu les plus hauts taux de chômage du monde (y compris le chômage des diplômés qui, dans le cas de la Tunisie, est passé de 5% à plus de 22% depuis que Ben Ali a pris le pouvoir en 1987).

Notre région se distingue non seulement par les plus hauts taux de chômage des femmes dans le monde – un aspect majeur de notre sous-développement – mais également par les plus hauts taux de chômage des jeunes, hommes et femmes de moins de 25 ans. Le taux de chômage des jeunes dans ce que les organisations internationales appellent « Moyen-Orient et Afrique du Nord » est d’environ 24%, alors qu’il n’est que de 12% en Afrique subsaharienne et de 15% en Asie du Sud, bien que ces régions soient bien plus pauvres et peuplées que notre région. Cela, sans même tenir compte du fait que ces chiffres sont basés sur les statistiques officielles fournies par les États et dont chacun sait qu’elles sont bien en dessous la réalité. Par ailleurs, le chômage reflété dans ces chiffres se limite à ceux qui déclarent être à la recherche d’un emploi et n’ont même pas eu une heure d’activité économique au cours des jours précédant l’enquête. Cela signifie que le grand nombre de ceux et celles qui ont renoncé à trouver un emploi ou qui sont engagés dans des activités marginales qui peuvent à juste titre être qualifiées de « chômage déguisé » ne sont pas pris en compte.

C’est cette réalité sociale fondamentale qui constitue la source profonde de la vague révolutionnaire qui a déferlé à travers nos pays. Le taux de chômage record est la conséquence de la faiblesse du développement et il l’aggrave en retour, installant nos pays dans un cercle vicieux qui produit la marginalisation sociale et la misère, à la fois matérielle et morale. Vues sous cet angle, les victoires en Tunisie, en Égypte et en Libye ne sont que la première étape d’un processus révolutionnaire dans trois pays qui manquaient de liberté et de démocratie à des degrés divers.

L’argent et la politique

La première étape a consisté en la conquête des libertés politiques et la réalisation d’une démocratie formelle fondée sur ces libertés. La vraie démocratie cependant ne peut être complète que si l’égalité s’ajoute à la liberté – et pas seulement l’égalité des droits, qui reste strictement formelle, mais aussi l’égalité des ressources matérielles.

En effet, le principal défaut des démocraties occidentales – qui se reflète dans leur crise profonde qui se traduit par la faible proportion d’électeurs participant aux élections – est qu’elles constituent « la meilleure démocratie que l’on puisse acheter avec de l’argent », comme un critique américain l’a bien dit. Le processus électoral dans une démocratie aussi déficiente et illusoire dépend fortement de l’argent, y compris la télévision qui est l’outil principal de la propagande dans nos sociétés du spectacle. Il y a des tentatives de limiter les inégalités béantes créées par l’argent dans la vie politique dans quelques pays occidentaux, où l’État a imposé un plafond aux budgets des campagnes électorales, participe à leur financement et permet à tous les candidats de présenter leur plate-forme au public à la télévision. Ces tentatives ont un impact limité par rapport à l’énorme influence de l’argent en politique, mais elles représentent au moins une reconnaissance du problème.

Ce que nous avons réalisé jusqu’ici en Tunisie et en Égypte est une démocratie formelle mais déficiente, qui limite très peu le rôle de l’argent en politique, en harmonie avec le type de capitalisme sauvage qui prédomine dans notre région. Les deux pays ont tenu des élections pour une Assemblée constituante qui ont été ouvertement dominées par l’argent. Les fonds reçus par les partis religieux des pays pétroliers du Golfe ont joué un rôle important dans ces élections, en plus de la couverture privilégiée que ces partis on obtenu de la chaîne de télévision arabe la plus importante, Al-Jazeera, dont les liens avec eux et le soutient qu’elle leur apporte sont connus de tous.

L’argent et la télévision n’ont pas seulement profité aux partis religieux, toutefois. Ils ont également joué un rôle décisif dans les résultats de listes telles que la Pétition populaire en Tunisie, dirigée par Mohamed Hechmi Hamdi, et la coalition du Parti des Égyptiens libres dirigée par Naguib Sawiris, deux entrepreneurs qui possèdent chacun une chaîne de télévision importante.

Les partis religieux ont bénéficié de ressources importantes, en plus du prestige qui découle du fait qu’ils ont constitué la force d’opposition principale de ces dernières décennies (et qu’ils ont réussi à construire une organisation importante au fil des années en Égypte), sans même parler de leur démagogie religieuse et de leur exploitation des sentiments des croyants.

Il n’est donc pas étonnant que l’objectif principal pour ces partis après la chute des dictateurs en Tunisie et en Égypte ait été de hâter la tenue des élections. Ils ont fait valoir qu’ils voulaient accélérer la consolidation de la

«révolution» et empêcher qu’elle soit détournée, mais, en réalité, ils se sont précipités pour cueillir les fruits de la révolution avant que d’autres ne soient en mesure de les leur disputer.

Le développement sans la corruption

En conséquence, les problèmes fondamentaux qui ont déclenché l’explosion sociale et le processus révolutionnaire dans notre région, symbolisés le plus clairement par notre chômage record, ont été escamotés dans les élections, qui ont été dominées par les leurres de l’identité – religieuse, sectaire, régionale et même tribale.

Les forces qui ont fini par dominer la scène politique présentent des « programmes » (si l’on peut les appeler ainsi) qui ne diffèrent pas significativement de ceux des régimes précédents dans le domaine social et économique, à part quelques slogans vagues et fausses promesses habituelles à la veille des élections. Ce sont des promesses creuses et des slogans qui ne s’appuient sur aucun plan sérieux de mise en œuvre ; en fait, ils misent sur l’ignorance des électeurs ordinaires.

Les forces qui dominent la scène électorale adhèrent toutes aux principes néolibéraux qui accordent la priorité au marché, au secteur privé et au libre-échange, les mêmes principes qui ont conduit nos pays à leur enlisement actuel. Le grave problème de développement dont souffrent nos sociétés résulte du type de capitalisme qui prédomine dans nos pays, auquel s’ajoute la domination de la rente pétrolière sur nos économies.

C’est un capitalisme de profits rapides, qui n’a pas intérêt à réaliser des investissements productifs à long terme capables d’entraîner une croissance importante du niveau d’emploi, et ce d’autant moins que les capitalistes craignent l’instabilité qui caractérise la région arabe. La vérité est que les conditions révolutionnaires qui se développent dans notre région, avec la montée des revendications sociales qui en découle, ne feront qu’aggraver la réticence du capitalisme dominant à s’engager dans des investissements créateurs d’emplois.

La vérité incontournable est donc que notre développement économique ne se fera pas en s’appuyant sur des capitaux privés. Il exige une rupture nette avec le modèle néolibéral afin de mettre l’Etat et le secteur public de nouveau au poste de commande du développement et de consacrer les ressources du pays à cette priorité majeure par la taxation progressive et les nationalisations.

Malgré toutes leurs carences, les politiques développementalistes qui ont été mises en œuvre dans notre région des années 1950 aux années 1970 ont eu un meilleur impact et de meilleurs effets sociaux que les politiques néolibérales qui ont suivi. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est un retour aux politiques développementalistes de cette époque, sans le despotisme et la corruption qui les accompagnaient, alors que les régimes qui les ont remplacées ont seulement mis fin au développementalisme, tout en maintenant le despotisme et poussant la corruption à un niveau beaucoup plus élevé.

Le fait que les masses se soient habituées à faire entendre leur voix dans les rues et sur les places depuis que la révolution a commencé à Sidi Bouzid fournit la condition clé pour le contrôle démocratique populaire sur la concentration du potentiel de la nation dans les mains de l’État. Ceci est une condition nécessaire si le monde arabe veut enfin emprunter la voie du développement sans corruption, après avoir expérimenté successivement, depuis les années 1950, un développement avec corruption, puis une corruption sans développement.

Les travailleurs et les mouvements de jeunesse

Parce qu’il est au cœur du processus de production et combine les connaissances et l’expertise de la classe ouvrière, le mouvement ouvrier est le plus qualifié pour contrôler les politiques de développement de l’Etat – tant qu’il reste indépendant et libre.

Nous savons le rôle crucial que le mouvement ouvrier a joué tant en Tunisie qu’en Égypte dans la première phase de la révolution, renversant les dictateurs et balayant les symboles et les institutions de l’ancien ordre politique. Personne ne peut ignorer le rôle fondamental joué par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) à cet égard, ni le rôle décisif du mouvement de grèves ouvrières en Égypte qui a commencé à s’étendre dans les jours précédant la démission d’Hosni Moubarak. Ce mouvement a également conduit à la création de la Fédération égyptienne des syndicats indépendants, dont les rangs ont gonflé à près de 1,5 million de membres en quelques mois.

C’est là que réside le paradoxe du processus révolutionnaire auquel nous assistons. Les hommes et les femmes du mouvement ouvrier ont ouvert la voie aux révolutions en Tunisie et en Égypte et ont joué un rôle décisif dans l’éviction de l’ancien régime, mais ils ont été complètement absents de la scène électorale.

Alors que le mouvement ouvrier est sans doute la seule force progressiste dotée de racines populaires et d’une extension nationale qui lui permettraient de battre les partis conservateurs et de se hisser au poste de commande pour mettre en œuvre le changement révolutionnaire nécessaire, il était physiquement absent de la bataille électorale à défaut de représentation politique.

Du coup, il en était également absent politiquement, les partis qui ont dominé la scène électorale ayant presque totalement ignoré les problèmes de la classe ouvrière et ses revendications, les reléguant à une position très secondaire dans le meilleur des cas.

Il en va de même pour le mouvement de la jeunesse, avec sa composante féminine importante. Il a initié les soulèvements et les révolutions, et continue partout à se placer à leur avant-garde. Et pourtant, il a été presque totalement absent de la scène électorale, dominée par des organisations politiques dirigées par des hommes âgés qui préconisent un ordre moral puritain et une régression culturelle obscurantiste, loin des aspirations de la grande majorité de la jeunesse révolutionnaire.

En bref, nous nous trouvons devant une discordance historique de nature sociale entre, d’une part, les forces qui ont ouvert la voie au mouvement révolutionnaire, qui l’ont déclenché et ont poussé à sa radicalisation, balayant les institutions de l’ancien régime, et, d’autre part, les forces qui ont dominé la scène électorale et ont gagné la majorité des sièges au parlement, des forces qui ont toutes rejoint la mobilisation révolutionnaire après qu’elle ait commencé et après avoir dénoncé, dans un premier temps, ceux qui l’ont initiée.

Il s’agit d’une discordance de nature entre, d’une part, les problèmes de fond qui ont provoqué l’explosion révolutionnaire et continuent d’affliger les travailleurs, les marginalisés, les femmes et les jeunes, et, d’autre part, les forces qui se sont mis devant les projecteurs politiques et essaient de réduire la bataille à une lutte entre la «laïcité» et l’«islam». Ils prétendent monopoliser l’«islam», qu’ils présentent comme «la solution», illustrant ainsi la pertinence de la critique de l’utilisation de la religion comme un «opium du peuple» destiné à détourner le peuple des problèmes de fond qui l’affligent.

Cette discordance ne peut être surmontée qu’avec la construction d’une représentation politique du mouvement ouvrier et par son entrée dans l’arène électorale dans le but d’arriver au pouvoir en alliance avec les organisations indépendantes des jeunes et des femmes.

Tant que cet objectif n’est pas atteint, les causes qui ont provoqué la tourmente révolutionnaire ne s’effaceront pas mais s’aggraveront, garantissant que le processus révolutionnaire initié à Sidi Bouzid le 17 décembre 2010 sera bel et bien un processus révolutionnaire de long terme.

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[Cet exposé a été fait à Sidi Bouzid, Tunisie, le 18 décembre 2011, à l’invitation du Comité pour la célébration du premier anniversaire de la révolution du 17 décembre 2010. L’original arabe de cet article est paru dans le journal Al-Akhbar de Beyrouth le 10 janvier 2012. La traduction française a été faite par Jacques Rattier à partir de la version parue le même jour sur le site en langue anglaise du journal.]

Gilbert Achcar est professeur d’Etudes du développement et des relations internationales à l’Ecole des études orientales et africaines (SOAS) de Londres. La traduction a été assurée par Jacques Radcliff.

 

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