Soudan. «Les bandes paramilitaires traitent Khartoum comme une zone insurgée à mater»

Par Jean-Philippe Rémy

De toutes les horreurs commises par les forces lâchées sur Khartoum par le Conseil militaire de transition (TMC) depuis trois jours, nul ne sait plus celle qui provoque le plus d’effroi et de stupeur. Et telle est, de toute évidence, l’intention. Jeudi matin, 6 juin, la capitale soudanaise est une ville morte pour le quatrième jour, sillonnée par des bandes de jeunes hommes en uniformes de la Force de soutien rapide (RSF) du général Mohammed Hamdan Daglo, dit « Hemetti », ou, plus discrètement, d’unités des services de renseignement ou de sécurité dont on croyait qu’ils avaient disparu, notamment les hommes du NISS, les services de renseignement.

Ces hommes se comportent en miliciens et ont recours aux méthodes utilisées par les forces paramilitaires soudanaises depuis des décennies, dans les différentes guerres menées par le pouvoir central soudanais. L’extrême violence aveugle, les tueries, les pillages, les viols : voilà ce qu’ont fait, depuis les années 1980, les Forces de défense populaire (FDP) ou les miliciens Murahilin dans ce qui était alors le lointain Soudan du Sud ; et aussi ce qu’ont fait, à partir des années 2000, les janjawids au Darfour. Les RSF, qui en sont les descendants directs, l’infligent à la capitale soudanaise depuis lundi. Des bandes paramilitaires, intégrées en théorie dans les forces armées, mais disposant d’une autonomie, de leurs propres armes et de leurs financements, traitent leur capitale comme une zone insurgée à mater. Ils exhibent même des culottes arrachées aux jeunes femmes qu’ils agressent dans les rues.

Des corps dans le fleuve

Mercredi, le Nil, lentement, rejetait les corps des suppliciés de la ville. Des jeunes, pour la plupart, on le comprend sur les vidéos insoutenables filmées sur les berges. Sans doute ont-ils été tués lors de l’assaut contre le sit-in devant le quartier général des forces armées, lundi matin. Le bilan provisoire, mercredi soir, s’établissait à 107 morts, selon l’association des médecins soudanais, une composante de l’Association des professionnels du Soudan (SPA), le cerveau de la contestation depuis le mois de décembre 2018. Parmi cette centaine de morts se trouvent une quarantaine de corps repêchés dans le fleuve. Certains ont eu les bras liés par des cordes. D’autres ont des poids attachés à leurs pieds nus. Ils portent les traces d’horribles blessures.

Les responsables de l’opposition, à commencer par ceux de la SPA, et plus largement, de la coalition du mouvement des civils, les Forces pour la liberté et le changement (FFC), sont entrés dans la clandestinité. S’il leur restait un doute sur la détermination du TMC et de ses alliés à éradiquer la contestation, une arrestation est venue confirmer leurs craintes. Yasir Arman, un responsable du SPLM-Nord, l’un des groupes armés actif au Soudan depuis la sécession du Sud, en 2011, s’était rendu à Khartoum il y a deux semaines, malgré la peine de mort prononcée contre lui, afin d’y négocier la fin de la guerre civile qui continue de régner dans différentes régions périphériques. Il a été enlevé, selon sa famille, par des hommes masqués en uniforme, qui ont exhibé des cartes du NISS, avant d’être emmené dans une de leurs « ghost houses » (centres de détention secrets). Il a été battu lors de son interpellation, comme les membres de son entourage.

Dans la clandestinité, les responsables des SPA se réorganisent et poursuivent leur mouvement avec des appels à la résistance civile. Quant aux FFC, le visage « officiel » de la contestation, ils ont refusé de reprendre les négociations, comme les y a invités, non sans toupet, le général Al-Bourhane, fidèle à la méthode mélangeant extrême violence et mots apaisants pour tenter d’éluder ses responsabilités. Ce genre de tactique a peu de chances de convaincre qui que ce soit. Mais les chefs de la SPA demeurent fidèles aux méthodes pacifiques du début de leur mouvement.

Les manifestants sont encouragés à dresser des barricades, bloquer leur quartier, disparaître lorsque surgissent les hommes en armes, les laisser détruire leurs barricades avant de les reconstruire à leur départ. Ils tablent sur leur nombre, la durée, le soutien de la population. En face, les RSF disposent d’environ 10 000 hommes dans la capitale et sont en train d’en faire venir de bases dans le reste du pays : peut-être 5 000 hommes supplémentaires. Face à cette force paramilitaire, les soldats des Forces armées soudanaises (SAF), l’armée régulière, sont-ils en train de se dresser ? Des informations partielles circulent sur des unités des SAF qui prendraient, comme elles l’ont fait début avril, le parti des manifestants civils.

Si cela devait se confirmer, il y aurait là en germe une dérive vers un conflit plus grave. Comment la transition, entamée avec le renversement du président Omar Al-Bachir, le 11 avril, alors que les manifestants s’étaient massés à Khartoum dans ce qui allait devenir le sit-in, a-t-elle pu dérailler à ce point ? Le général Hemetti n’a pas toujours fait figure d’ennemi de la révolution. Il a même été l’allié secret du mouvement civil, lorsque les responsables de la contestation avaient trouvé en lui un contrepoids à la nébuleuse des services de sécurité.

«Les durs l’ont emporté»

Mais les signes d’un changement dans les rapports de force s’accumulaient depuis plusieurs jours. Les deux chefs du Conseil militaire de transition, les généraux Hemetti et Bourhane, ont passé les jours précédant l’opération dans les trois pays qui sont leurs « parrains » : l’Egypte, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis. Sans doute, avancent plusieurs sources, un « feu vert » pour écraser le mouvement démocratique a-t-il été donné dans ces trois Depuis la mi-avril, des négociations étaient pourtant menées entre les généraux du TMC et les civils des FFC, afin de mettre en place une transition. Or, une semaine avant le déclenchement des violences, une bonne source impliquée dans les négociations à Khartoum déclarait au Monde : « Non seulement on ne progresse plus, mais on a reculé. Les durs [militaires] l’ont emporté et ont fait annuler tout ce sur quoi nous étions tombés d’accord. » Quelques jours auparavant, les délégations des civils et des militaires avaient ébauché un système pour gouverner le Soudan avec un conseil de souveraineté – dont la composition faisait toujours l’objet de discussions – et un Parlement composé aux deux tiers de représentants nommés par les opposants, et le dernier tiers par les militaires. Tout ceci avait volé en éclats. Ensuite, il n’y avait plus que des simulacres de discussions. Ne restait qu’à se débarrasser du mouvement civil.

Des observateurs, comme Clément Deshayes, spécialiste du Soudan à l’université Paris-VIII et codirecteur du comité éditorial du think tank Noria Research, ont constaté la dégradation de la situation, dans un contexte de reprise en main des « durs » au sein de la nébuleuse militaire. « Ils auraient pu attendre l’essoufflement du mouvement [civil], jouer le temps, note-t-il. On s’interroge toujours sur les raisons qui ont poussé à décider cette violence. » (Article publié sur le site du Monde, en date du 6 juin 2019)

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