Soudan. Après la chute de la dictature, la longue marche des travailleurs soudanais

Entretien avec les animateurs du Sudan Labour Bulletin

La révolution au Soudan a permis de se débarrasser du dictateur Omar al-Bachir [avril 2019], mais les travailleurs luttent toujours pour le droit fondamental de s’organiser. Les militants du Sudan Labour Bulletin sont en première ligne pour mobiliser la solidarité avec leurs luttes pour la dignité. [Sur «le processus révolutionnaire» au Soudan, lire l’article de Gilbert Achcar publié sur ce site en date du 19 août 2019]

Comment le mouvement ouvrier au Soudan a-t-il commencé?

Le mouvement ouvrier a vu le jour au Soudan comme une conséquence naturelle des projets coloniaux dans la région. La première grève au Soudan a été organisée par les travailleurs du secteur forestier en 1908. Elle a été suivie d’autres grèves de moindre importance. Finalement, la «conscience de soi» de la classe ouvrière, numériquement réduite, a trouvé son expression dans les clubs ouvriers omniprésents qui ont émergé au milieu des années 1930.

La plus grande grève jamais enregistrée à cette époque a été organisée en mars 1948 par la toute jeune Railway Workers’ Affairs Association. Elle est inscrite dans les annales du mouvement ouvrier sous le nom de «La grève des 33 jours», indiquant ainsi sa durée héroïque.

La grève était la réponse des cheminots au refus initial des autorités coloniales britanniques de reconnaître leur association, sans doute le premier syndicat du Soudan [l’indépendance intervient en 1956; sans que les provinces du sud soient incluses dans Etat fédéral, ce qui déboucha sur un conflit militaire fort long].

Cette durée de grève record n’a été dépassée que récemment par la grève des travailleurs de l’usine sucrière Kenana [à Khartoum] en 2020.

La première loi sur les syndicats a été adoptée plus tard, en 1948. La Fédération générale des syndicats a été créée en 1950. Les syndicats qui ont joué un rôle important dans l’histoire du Soudan sont le Syndicat des cheminots, celui des travailleurs portuaires, des travailleurs du textile, ainsi que les syndicats des médecins et des enseignants.

Les travailleurs sont-ils majoritaires dans la société soudanaise?

Cette question fait l’objet d’un débat considérable et, par la suite, d’une scission au sein du mouvement communiste soudanais. En effet, on peut affirmer que le travail salarié en tant que tel ne constitue pas une majorité de la main-d’œuvre. La majorité des populations soudanaises continuent de vivre de la terre, en tant que paysans ou pasteurs [la population en 2018 s’élevait à quelque 41 millions d’habitants].

Toutefois, la pénétration de la commercialisation et du travail salarié se poursuit sans relâche. Selon des modalités et des formes qui ne créent pas une main-d’œuvre «industrielle» majoritaire, mais qui donnent naissance néanmoins à une masse croissante de personnes qui gagnent leur vie en vendant leur force de travail.

L’expression «travail informel» et ses ramifications sont mal adaptées pour décrire cette vaste catégorie de personnes, sans doute hétérogène, en termes d’intégration dans un «marché du travail» fragmenté. Leur expérience du travail salarié est souvent saisonnière. En général, elle se fait selon des modalités coercitives et marquées par des privations.

Toutefois, l’emploi, même s’il est temporaire, est un bienfait dans de telles conditions. En effet, les êtres humains sont superflus pour le capitalisme. La vie de ceux qui meurent dans les conflits militaires qui se déroulent dans les périphéries ne trouve pas une résonnance centrale dans le discours public qui est bien sûr contrôlé par la classe dirigeante.

Un élément important et central du système de travail salarié est le régime de travail agricole saisonnier et son articulation avec les guerres périphériques du Soudan. C’est un aspect peu exploré de l’évolution du travail salarié au Soudan et un point aveugle majeur dans la théorisation et le débat sur la classe ouvrière soudanaise.

Quels étaient les principaux défis auxquels étaient confrontés les militants syndicaux pendant la dictature d’Omar al-Bachir [de 1989-1993 à 2019]?

Après le coup d’État de 1989 qui a porté Al-Bachir au pouvoir, un comité a été créé pour licencier de leur travail les opposants politiques au régime. Le comité a publié ce qu’il a appelé «la loi sur le bien public» pour justifier ses actions.

Les premiers organismes de travailleurs qui ont souffert de cette loi ont été le syndicat des chemins de fer, le syndicat des transports routiers et celui des transports fluviaux. Dans un épisode d’extrême brutalité, le nouveau régime a assassiné le docteur Ali Fadul [le 21 avril 1990], qui était à la tête d’une grève des médecins. D’autres militants syndicaux et politiques ont été arbitrairement arrêtés et licenciés dans le cadre de ce qui était une purge faite par la bureaucratie de l’État des opposants politiques ou des opposants probables. Les syndicalistes licenciés ont été remplacés par des partisans du régime.

Le régime a rapidement lancé ses propres syndicats d’entreprise et sa fédération syndicale tout en adoptant une nouvelle loi qui criminalisait les grèves. Dans ces conditions répressives, les grèves ont fait un retour surprenant.

Les syndicats d’entreprise du régime ont subi de fortes pressions suite aux grèves sauvages des employé·e·s des échelons inférieurs de l’État: les enseignants, les infirmières et les travailleurs des installations publiques d’eau et d’électricité. Ainsi, la loi est devenue une lettre morte et une autre relique du musée de l’oppression. Le mouvement ouvrier, pourtant fragmenté et dépourvu d’une structure syndicale, a mis à mal le modèle des syndicats d’entreprise.

Au-delà des mesures répressives, le plus grand défi auquel le mouvement syndical était confronté résidait dans les changements sectoriels et démographiques au sein de la classe laborieuse. Cette évolution est principalement la conséquence de la vente des entreprises d’État à des privés et du fort démantèlement du secteur public, étant donné que l’État était et reste l’employeur dominant sur le marché du travail dit formel.

Dès lors, a été perdue la force principale de certains secteurs – à savoir la concentration géographique de contingents stratégiques des travailleurs – comme celui des syndicats des cheminots. La fragmentation de la main-d’œuvre dans les petites unités de fabrication et de services est sans doute un défi majeur pour l’organisation des travailleurs.

Les grèves des travailleurs de la santé et des enseignants, ainsi que les autres grèves mentionnées ci-dessus, ont donné aux professionnels confiance dans leur capacité à s’organiser. Elles ont également ouvert de nouveaux espaces pour s’opposer au régime totalitaire. À plus grande échelle, ces luttes ont rappelé à tous les secteurs de la population que les thèmes et les revendications soulevées par les différentes organisations sont liés. Et, dès lors, ces exigences ne pouvaient être satisfaites que par le renversement du régime.

Quel rôle les travailleurs organisés ont-ils joué dans la révolution contre Al-Bachir?

Les travailleurs ont participé à la révolution contre Al-Bachir en tant que citoyens ordinaires et parfois en tant que membres de petits groupes «fermés». Cela était dû à la nature répressive du régime. Toutefois, quelques moments exceptionnels sont à signaler, par exemple les travailleurs du Port terrestre (le principal terminus de bus pour Khartoum et sa banlieue – un ensemble d’environ un million d’habitants) ont organisé une grève au cours de laquelle ils ont bloqué le réseau de bus de la capitale.

Par ailleurs, les nombreuses manifestations des travailleurs et des professionnels de différents secteurs tels que l’électricité, les télécommunications et les soins de santé ont porté des coups fatals au régime et ont conduit à sa chute en avril 2019.

Pouvez-vous nous en dire plus sur la façon dont les grèves générales ont été organisées pendant la révolution?

En 2019, les révolutionnaires ont lancé des slogans et des revendications qui ont uni différents secteurs politiques et professionnels. L’Association des professionnels soudanais (SPA), qui regroupe différents corps professionnels (médecins, avocats et journalistes), a adopté ces revendications et a soutenu les révolutionnaires dans la rue. C’est pourquoi, lorsque la SPA a appelé à des grèves générales, les masses ont réagi rapidement.

Tous les corps professionnels et ouvriers ont mené des grèves générales qui ont forcé les généraux du Conseil militaire de transition (CMT) à ouvrir des négociations avec la coalition politique d’opposition, les Forces de la liberté et du changement (FFC).

L’atmosphère politique générale a également contribué à l’unité des masses après le massacre du 3 juin 2019, au cours duquel le CMT a fait assassiner des révolutionnaires qui manifestaient devant le quartier général militaire de Khartoum.

Que s’est-il passé depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement de transition?

Malgré la formation d’un gouvernement de transition, les conditions des travailleurs sont les mêmes. Les conditions de vie se détériorent de jour en jour et les salaires ne peuvent pas suivre l’augmentation des prix. De plus, les mêmes lois du travail sont toujours en vigueur. De nombreux travailleurs ont été arbitrairement licenciés depuis la création de ce gouvernement pour avoir revendiqué leurs droits fondamentaux.

Les grèves se poursuivent, la dernière en date étant celle des médecins en formation. Ils réclament une échelle de carrière, des salaires (la plupart d’entre eux travaillent pendant des années sans aucun salaire) et une assurance maladie.

Quelles sont les évolutions juridiques en matière de droit d’organisation des travailleurs et travailleuses?

En ce qui concerne le droit d’organisation, les conditions des travailleurs sont les mêmes que pendant l’ère Al-Bachir. Jusqu’à présent, le gouvernement de transition a nommé des comités directeurs de travailleurs au lieu de laisser les travailleurs élire démocratiquement leurs représentants. La plupart de ces nominations ont été purement politiques. En outre, la loi sur les syndicats n’a toujours pas été adoptée, car les autorités tentent d’imposer une loi qui limitera les libertés syndicales.

L’Association des professionnels soudanais et le Parti communiste soudanais soutiennent également cette loi. Le Parti communiste est enclin à davantage de restrictions et à une plus grande intervention de l’État dans les organisations de travailleurs. La cause de cette orientation nécessite une compréhension de la stratégie d’ensemble du parti. Il s’est coupé de la classe ouvrière et est convaincu que l’alliance avec la bourgeoisie est le seul outil pour transformer la société, même si certaines tensions peuvent être transcendées. Cela signifie qu’il faut considérer les syndicats comme une monnaie d’échange politique dans les négociations avec les autres pouvoirs politiques plutôt que comme des «écoles de lutte».

En bref, les intérêts des travailleurs ont été ignorés lors de la rédaction du projet de loi, et les options étatistes dominent. Cette proposition de loi a été rédigée et décrétée d’en haut et les travailleurs n’ont jamais été consultés à ce sujet. Et bien que le Soudan ait signé la Convention n° 87 de l’OIT, qui garantit le droit des travailleurs à s’organiser, dans la réalité celle-ci n’a pas été mise en œuvre. Tout discours sur les libertés syndicales n’est que pure propagande de la part du gouvernement.

Les partis politiques jouent-ils un rôle important dans le mouvement syndical?

Les partis politiques actuels jouent un rôle négatif dans le mouvement ouvrier: premièrement, en faisant partie de la coalition au pouvoir, les partis politiques répriment activement le mouvement ouvrier pour les raisons mentionnées précédemment et, deuxièmement, en insistant sur un acte autoritaire qui viole les principes de base de la construction d’un mouvement ouvrier démocratique

Quels sont les défis auxquels s’affronte aujourd’hui le mouvement syndical soudanais?

Les principales revendications des travailleurs portent sur l’amélioration des conditions de travail, l’augmentation des salaires, la liberté d’organisation sans harcèlement de la part des employeurs. Les défis à relever sont les suivants: la création d’organisations de base qui représentent véritablement les intérêts des travailleurs et la modification des lois qui paralysent le mouvement ouvrier, en particulier le code du travail de 1997 au moyen duquel des centaines de travailleurs ont été arbitrairement licenciés depuis que ce gouvernement de transition est au pouvoir, en septembre 2019. (Entretien publié par MENA Solidarity Network, le 30 janvier 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

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