La mobilisation des étudiants se poursuit. Le pouvoir militaire veut imposer son agenda: élections le 4 juillet

Par Mustapha Benfodil

Moins de 48 heures après la démonstration de force de dimanche dernier à l’occasion de la Journée nationale de l’étudiant, la communauté universitaire est sortie massivement hier, marquant avec éclat ce 13e mardi consécutif de mobilisation contre le système.

10h25. Le cortège se forme à hauteur du lycée Delacroix. La température commence à grimper. Les premiers slogans fusent à gorge déployée: «Djazaïr horra dimocratia!» (Algérie libre et démocratique), «Makache intikhabate ya el issabate» (Pas d’élections avec la bande), «Hé, viva l’Algérie, yetnahaw ga3!» (Qu’ils partent tous), «Dawla madania, machi askaria» (Etat civil, pas militaire), «Gaïd Salah dégage!»«Silmiya, silmiya! Matalibna charîya» (Pacifique, pacifique, nos revendications sont légitimes)… Les banderoles et les pancartes soulevées donnent également le ton: «Nos rêves ne rentrent pas dans vos urnes», «Elections du 4 juillet: impossible», «Les objectifs des élections du 4 juillet: détournement des revendications populaires, conférer de la légitimité à la bande, tuer l’ambition de tout Algérien et Algérienne».

Une large pancarte interpelle le chef d’état-major de l’ANP (Armée nationale populaire): «Gaïd Salah, vous êtes contre la volonté du peuple». Sur d’autres pancartes, on lit, pêle-mêle: «Les arrestations arbitraires sont la preuve irréfutable que ce système ne cherche qu’à se reproduire», «Les étudiants refusent des élections fallacieuses», «Aux urnes les moutons, système dégage!», «Pas d’élection sous un régime militaire», «Nous ne voulons pas d’un régime militaire», «Arrêtez vos basses manœuvres, Taisez-vous et écoutez le hirak!» «L’armée ne doit pas se mêler de politique»… Une étudiante arbore ce message au ton ironique: «4 juillet 2019: Journée nationale du ‘‘je ne vote pas’’. C’est son excellence le Peuple qui décide».

Les étudiants contournent les cordons de police

La procession humaine prend la direction de la Grande-Poste. Un impressionnant dispositif policier constitué de forces antiémeute et de camions bleus dissuade les manifestants de continuer dans cette direction. Le cortège emprunte le boulevard Khemisti avant de bifurquer à gauche vers l’avenue Pasteur. La foule scande: «Libérez l’Algérie!» «Gaïd Salah dégage!» «Lebled bledna wendirou rayna» (Ce pays est le nôtre et nous ferons ce qui nous plaît)… Certains étudiants défilent en brandissant des livres. L’un d’eux arbore Les Geôles d’Alger de Mohamed Benchicou [a publié en 2004 l’ouvrage Bouteflika: une imposture algérienne]. Un cordon de police s’interpose entre le cortège et le Tunnel des facultés.

Qu’à cela ne tienne! Après un petit flottement, les étudiants foncent vers la rue Docteur Saâdane via le haut de la rue du 19 Mai 56. Ils auront réussi admirablement, une nouvelle fois, à contourner les «digues» des forces de l’ordre en réadaptant leur itinéraire avec ingéniosité. Sitôt engagée sur la rue Docteur Saâdane, la marée humaine marche d’un pas ferme en direction du Palais du gouvernement aux cris de: «Djazair Horra dimocratia». Le cortège passe devant le siège de la Commission nationale de surveillance des élections qui accueillait auparavant l’UNJA. La foule scande: «Makache intikhabate ya el issabate» (Pas d’élections avec la bande).

Surpris par cette irruption inattendue, des policiers descendent le grand escalier qui monte vers l’esplanade du Palais du gouvernement pour essayer de faire barrage à la marée impromptue. Les étudiants réussissent à franchir un premier barrage formé à hauteur de la salle Ibn Khaldoun en répétant: «Silmiya, silmiya!» [Pacifique, pacifique]. Ils ne sont plus qu’à un virage de l’entrée principale de l’imposant bâtiment qui héberge l’équipe de M. Bedoui, le Premier ministre invisible. Nouveau cordon de police. Il finit par céder sous les youyous et les applaudissements des manifestants.

Lacrymos, évanouissements, arrestations

Les étudiants poussent encore. Les policiers dressent un cordon plus hermétique. Ça tourne au vinaigre. Plusieurs étudiants se mettent par terre, à même le bitume chaud. Des cris fusent, des manifestants hurlent en levant les bras au ciel: «H’naya tollab, machi irhab» (On est des étudiants, pas des terroristes). Mais rien n’y fait. Des échauffourées éclatent. Une étudiante soulève un écriteau qui prend tout son sens: «Ghammitouna» (Vous nous étouffez). Les manifestants crient: «Djeich-chaâb, khawa-khawa, Gaïd Salah maâ el khawana» (Le peuple et l’armée sont des frères, mais Gaïd Salah est du côté des traîtres).

Devant l’acharnement des policiers qui repoussent violemment les étudiants, la foule crie: «Ya lil âre, ya lil âre, poulici wella haggar», «Pouvoir assassin!» La haie de «CRS» est bientôt doublée par une rangée de camions de police qui rend l’accès impossible vers l’entrée principale du Palais du gouvernement. Les forces de police reviennent à la charge. Bousculades, cris…

Des gaz lacrymogène rendent l’air irrespirable. Les organismes sont à bout. Une étudiante perd connaissance. «El khell», «El khell!» «Vinaigre!» hurlent des jeunes qui volent au secours de leurs camarades suffoquant sous l’effet des lacrymos. Un étudiant est évacué par de vaillants secouristes bénévoles. Une équipe dévouée du CRA (Croissant-Rouge algérien) accourt au moindre malaise.

On asperge d’eau à tout-va. Un jeune homme s’écroule brusquement devant nous. Un étudiant est sauvagement interpellé par une horde de «CRS» devant la salle Ibn Khaldoun. Des jeunes filles protestent vigoureusement: «Libérez les étudiants!» Plusieurs arrestations nous ont été signalées. Elles ont été diffusées en live sur Facebook, si bien que la police s’est mise à traquer nombre de ceux qui filmaient avec leur téléphone.

«Cette élection est une arnaque»

Fateh, 21 ans, étudiant en droit, a quelque mal à respirer à cause des lacrymos qu’il a inhalés. «On a été agressés, lynchés. C’est de la hogra! Depuis toujours, c’est la hogra, ils (les forces de police) n’ont pas changé de comportement. Mais on est là et on continuera!» martèle-t-il. S’agissant de l’élection qu’AGS (Ahmed Gaïd Salah) défend bec et ongles, il prévient: «Cette élection est une arnaque. Ils vont ramener leur candidat et ils vont essayer de l’imposer, mais ça ne va pas se passer comme ça!» Amine, 18 ans, étudiant en 2e année de médecine, affiche la même détermination. «Cette élection est une mascarade !» lâche-t-il. «Pour nous, c’est une élection bidon. Une élection organisée par ces gens-là ne mène à rien. C’est comme si on n’avait rien fait. On va maintenir la pression populaire, la pression estudiantine, et on ne va rien lâcher! (…) Ni la répression ni le Ramadhan ne nous décourageront. On est pour une transition démocratique qui émane du peuple, avec de nouveaux visages. Et on veut qu’elle soit libre, pas gérée par cette mafia!»

11h40. Le cortège commence à rebrousser chemin après avoir tenu 45 minutes devant le siège du gouvernement. La marée redescend par la rue du 19 Mai 1956. Le cortège repasse devant la Fac centrale et se dirige vers la Grande-Poste.

La police boucle l’accès à la rue Asselah Hocine, au boulevard Zighoud Youcef et à la rue Larbi Ben M’hidi. Les étudiants décident de s’engager sur le boulevard Amirouche. Ils remontent par la rue Mustapha Ferroukhi, tournent vers la place Audin, solidement gardée par la police, et poursuivent à nouveau en direction de la Grande-Poste.

Il est 13h30. Plus de trois heures de manifestation sous une chaleur accablante, en plein Ramadhan, et ils continuent à donner de la voix. Un étudiant parade avec ces mots: «A Cannes ou à Alger, tapis rouge ou rues noires, le message reste le même: tetnahaw ga3» (Vous dégagez tous). Lui et ses camarades méritent certainement le tapis rouge vers… El Mouradia (Palais de la présidence). (Article publié dans le quotidien El Watan, en date du 22 mai 2019)

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