Algérie. Les étudiant·e·s font encore vibrer les rues d’Alger

Par Mustapha Benfodil

A 10h20, le 18 juin, le métro déverse des cohortes de voyageurs au terminus de la place des Martyrs. Parmi eux, de nombreux étudiant·e·s qui s’apprêtent à rejoindre la manif’.

Ces dernières semaines, Sahate Echouhada [Place des martyrs] est devenue, en effet, la nouvelle «Mecque» des manifestants et le nouveau point de départ des marches étudiantes. A 10h30, le cortège se met en place. En tête, des bannières à l’effigie de Ben M’hidi [assassiné en 1957 par les parachutistes français] et Ben Badis [figure courant réformiste et natonaliste des oulémas] ainsi que des banderoles «badissistes-novembristes» (référence à la Kabylie).

Certains arborent aussi le portrait de Fodhil El Ouartilani (militant pan-arabe, anti-colonialiste, proche des Frères musulmans]. L’immense bannière à l’effigie de Taleb Abderrahmane [militant d’origine kabyle, actif lors de la «Bataille d’Alger, guillotiné en avril 1958 à la prison Barberousse d’Alger] et celle à la gloire des six chefs historiques de la Révolution sont également très visibles, comme tous les mardis. On entonne Qassaman [hymne algérien]. Une minute de silence est observée «à la mémoire des victimes de la répression au Soudan». Des cris fusent : «Soudan echouhada». Certains ont soufflé également le nom du président égyptien déchu Mohamed Morsi, mort en plein tribunal au Caire, pris d’un malaise cardiaque. Plusieurs pancartes lui étaient dédiées.

Le cortège formé de centaines de jeunes enflammés s’ébranle sous le cagnard en empruntant la direction de Bab Azzoun. La foule scande : «Silmiya, silmiya, matalibna charîya» (Pacifique, nos revendications sont légitimes), «Dawla madania, machi askaria», «Djazair horra dimocratia» (Algérie libre et démocratique), «Système dégage !» «Klitou lebled ya esseraquine» (Vous avez pillé le pays, bande de voleurs)… La procession ralentit à hauteur du TNA [Théâtre national algérien]. Comme mardi dernier, un cordon de police empêche le cortège de s’avancer vers le tribunal de Sidi M’hamed via la rue Abane Ramdane.

Marche silencieuse pour ne pas perturber le bac

La marée humaine emprunte la rue Ali Boumendjel aux cris de «Liberez l’Algérie» avant de continuer par la rue Larbi Ben M’hidi. Les étudiants s’écrient de plus belle : «Djeich-chaâb khawa-khawa, Gaïd Salah maâ el khawana» (L’armée et le peuple sont des frères mais Gaïd Salah est avec les traîtres), «Gaïd Salah dégage !» «Mada 7, solta li echaâb» (Article 7, pouvoir au peuple). A l’approche de la statue de l’Emir Abdelkader, les marcheurs chantent gaiement : «Lebled bledna, wendirou rayna» (Ce pays est le nôtre et nous ferons ce qui nous plaît).

Un cordon de police est formé aux abords des terrasses qui donnent sur la Grande-Poste. La foule est dirigée vers l’avenue Pasteur. Tout d’un coup, les clameurs s’éteignent. On ne comprend pas. La procession se poursuit dans un silence religieux. Impression d’un grand moment de recueillement collectif. C’est très puissant. «C’est pour ne pas perturber les candidats au bac», nous explique un étudiant. De fait, plusieurs candidats passaient leurs épreuves dans les établissements alentour (le Lycée Delacroix notamment). Le geste force le respect. La procession descend discrètement par le boulevard Khemisti et ce n’est qu’en s’engageant sur le boulevard Amirouche que les clameurs reprennent aux cris de «Dawla madania», «Libérez l’Algérie», «Pouvoir assassin»… Les manifestants remontent par la rue Mustapha Ferroukhi et tournent vers la place Audin où le cortège s’immobilise un bon moment avant de reprendre sa marche en direction de la Fac centrale et la Grande-Poste.

«Pour une justice transitionnelle»

Sur les pancartes, plusieurs messages sont clairement formulés à propos de la transition, de l’offre de dialogue d’AGS (Ahmed Gaïd Salah), des conditions de la tenue d’une élection présidentielle crédible… «Ni dialogue ni élections avec Bensalah et Bedoui, le 07 est supérieur au 102», écrit un étudiant. Un autre réclame : «Révision du code électoral et des prérogatives du Président».

Deux sœurs visiblement jumelles brandissent deux pancartes complémentaires. «Nous voulons une haute instance indépendante pour les élections qui reçoit et étudie les dossiers de candidature, organise et surveille le scrutin, fait le dépouillement des voix et proclame les résultats», exige l’une d’elles. Sa sœur complète : «Pour une instance dirigée par des magistrats indépendants, composée de gens compétents et intègres, et qui soit surveillée par les étudiants en toute transparence».

Un jeune envoie ce message : «Avant le dialogue, apprenez à écouter. Une dernière revendication populaire : non à Bensalah et Bedoui, et bienvenue à des élections pour une fois propres, dans les plus brefs délais». Plusieurs slogans incitent, en outre, les Algériens à résister. «Dans la négociation, les combats ne doivent pas cesser sur le terrain, ils doivent au contraire redoubler d’intensité parce que le plus fort dans la négociation est celui qui prend le dessus sur le champ de bataille», harangue une étudiante. Nous avons repéré aussi cette perle sur la pancarte d’un étudiant qui résume le mental de guerrier de notre jeunesse flamboyante : «On est plus chauds que le climat». Une étudiante s’interroge : «Un gouvernement qui n’est pas capable de contrôler des examens de bac veut organiser des élections ?» Un manifestant lâche avec sarcasme : «Il faut dissoudre les partis poubelles et transformer leurs sièges en toilettes publiques.» Un autre appelle à «récupérer les fonds volés au peuple».

Plusieurs pancartes insistaient sur l’indépendance de l’appareil judiciaire et sur la nécessité d’une «Justice transitionnelle, pas une justice sélective ni vengeresse». Sur un large carton en papier kraft, on pouvait lire : «Notre priorité est la constitution d’un nouveau gouvernement, non le jugement des escrocs». Des appels sont lancés également pour libérer les détenus d’opinion. Deux étudiantes paradent avec ces pancartes : «Non aux règlements de comptes, libérez Ali Ghediri» ; «La liberté du Dr Ali Ghediri, c’est l’indépendance de la pensée algérienne». [général à la retraite qui fut en février candidat à la candidature contre Bouteflika]

«Qu’ils libèrent d’abord les détenus d’opinion»

Aidali Yani, 22 ans, étudiant en master 1 à l’Institut national d’archéologie, à Bouzaréah, est l’un des visages emblématiques des manifs étudiantes. Il milite également au sein du Réseau contre la répression et pour la libération des détenus d’opinion. Yani estime que les conditions de la tenue d’une élection présidentielle – option sur laquelle Gaïd Salah est encore revenu avec insistance ce lundi – «ne sont toujours pas réunies». «Honnêtement, je ne crois pas que les élections sont la solution pour la crise actuelle. Au-delà de ça, reconduire l’option des élections avec les mêmes lois, avec la même Constitution, et, pire encore, avec le même pouvoir, cela ne mène à rien. On est dans la continuité du système. Ils ont juste fait du replâtrage avec Gaïd Salah qui se replace au centre de décision. Mais on est toujours dans le même système. Et on ne peut pas aller à des élections avec le même système, avec ce socle juridique qu’est la Constitution actuelle.» La seule voie, selon lui, pour un changement radical est une Assemblée constituante souveraine.

S’agissant de l’offre de dialogue du régime, Yani Aidali considère que le climat répressif actuel n’est pas du tout fait pour apaiser les tensions. «Même s’il y avait de la bonne foi de la part du pouvoir, la moindre des choses comme préalable au dialogue aurait été qu’ils libèrent le champ politique, qu’ils libèrent les détenus d’opinion, qu’ils arrêtent de réprimer les marches du mardi et du vendredi, qu’ils libèrent la presse pour que tout le monde puisse s’exprimer et que la presse redevienne publique. Il faut commencer par ces mesures, après, on peut parler de dialogue. Fekhar est mort dans les geôles de Gaïd Salah et aujourd’hui, il nous propose de dialoguer !»

Et de poursuivre : «Le régime n’a pas changé d’un iota par rapport aux libertés démocratiques. Il est toujours dans une attitude répressive et il ne compte pas céder. Parce que céder sur les libertés démocratiques, c’est donner un outil d’organisation et d’expression au peuple.» «Quand tu envoies des gens en prison parce qu’ils se sont exprimés, parce qu’ils ont des opinions ou des aspirations contraires à celles du pouvoir, cela veut dire que finalement tu ne veux pas dialoguer. Ce n’est pas cohérent.» (Article publié par El Watan, le 19 juin 2019)

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