Alors qu’il referme l’ouvrage de Sarah Abdelnour – Moi, petite entreprise : les auto-entrepreneurs, de l’utopie à la réalité, PUF, 2017, 308 p. – le lecteur n’a pas seulement le sentiment d’avoir fait le tour de la question de l’auto-entreprenariat, et ce «de l’utopie à la réalité» comme l’indique le sous-titre du livre. Il a aussi la nette impression d’avoir effectué une plongée dans les transformations actuelles du travail et de leur traitement politique. La portée et l’intérêt de l’ouvrage résident à la fois dans la juste distance à laquelle l’auteure tient son objet et dans la diversité des échelles à laquelle elle se propose de l’étudier. L’analyse de l’auto-entreprenariat n’apparaît en effet jamais ici comme une fin en soi tant on saisit dès les premières pages la volonté de l’auteure d’inscrire la naissance et les usages de ce dispositif dans une réflexion plus large sur le salariat, ses mises en cause, ses limites, mais aussi sa «puissance» pour reprendre l’expression de Bernard Friot [1].
Mais Sarah Abdelnour n’utilise pas non plus l’auto-entrepreneuriat comme prétexte pour poser ces grandes questions, elle en fait véritablement le support de l’analyse en décortiquant son objet, en le scrutant avec finesse, de la politique publique qui le construit aux imaginaires dont il est porteur, en passant par les usages qu’en font les travailleurs et les employeurs.
Les soutiens politiques ambigus de l’auto-entreprenariat
La structure de l’ouvrage est à la fois simple et efficace. Alors que la première partie est consacrée aux «Origines et logique politiques du régime de l’auto-entrepreneur», la seconde, intitulée «Les auto-entrepreneurs, des indépendants sous contraintes» se penche donc sur la population des auto-entrepreneurs, les usages qu’ils font du régime de l’auto- entrepreneuriat et sur les pratiques et rapports au travail – et à la politique – que ces usages induisent.
Dans ces deux parties, l’ambivalence du dispositif, pris entre entrepreneuriat et workfare [l’allocation sociale soumise à la condition du travail], entre «patronat et économie de survie», est bien mise en évidence. «Politique d’insertion» pour la gauche, politique de soutien à l’indépendance pour la droite, la construction du régime de l’auto-entrepreneur s’opère grâce à ces alliances improbables dont le néolibéralisme a le secret, de la droite libérale aux associations d’insertion par l’activité économique.
L’auteure montre bien que la loi de 2008 [en France], qui crée le dispositif, ne part pas de rien mais s’inscrit tout au contraire dans «une trentaine d’années de politiques publiques encourageant le travail indépendant comme forme de réponse partielle au chômage» (p. 63). Le consensus autour de «l’entrepreneuriat populaire» qui se construit au début des années 2000 débouche progressivement sur le credo du «tous entrepreneurs», la volonté d’universaliser l’entreprenariat se trouvant symbolisée par le choix du terme «auto-entrepreneur» en 2008. Hervé Novelli, le père du dispositif, alors secrétaire d’Etat chargé du commerce, de l’artisanat et des PME [sous le gouvernement Fillon II], explique ainsi à l’Assemblée Nationale que cette mesure va permettre «à toutes les Françaises et à tous les Français, y compris aux salariés et aux retraités, de démarrer une activité complémentaire en vue d’accroître leurs revenus».
L’auteure propose, dans la seconde partie de l’ouvrage, de «passer de l’autre côté des déclarations d’intention politiques» pour aller à la rencontre de ces Françaises et ces Français qui ont fait le «choix» de l’auto-entrepreneuriat. Elle s’appuie à la fois sur des données de cadrage de l’Insee et de l’Acoss (chargée de la collecte des cotisations des auto-entrepreneurs), qu’elle a pu en partie exploiter, et sur une trentaine d’entretiens avec des auto-entrepreneurs, réalisés entre juillet 2010 et mai 2011. Pour l’essentiel issus du salariat, ces «néo-indépendants» se démarquent largement de la population des indépendants par leur absence de capital initial et de transmission familiale. Mais là aussi l’ambivalence est de mise.
L’auteure observe en effet dès le départ une pluralité des usages de ce régime, caractérisée par une «bipolarisation entre une minorité d’usages de type bonus, et une majorité de situations précaires, voire de mobilité sociale descendante» (p. 171). A un pôle, essentiellement composé des travailleurs les moins qualifiés et les moins protégés, l’auto-entrepreneuriat est un travail indépendant exclusif, «tandis que le cumul des revenus est plus important parmi les salariés stables, du privé comme du public» (p. 178). Ainsi les usages du régime redoublent-ils les écarts qui structurent le monde du travail.
«Les plus qualifiés, déjà protégés, en tirent des revenus supplémentaires, et même une protection sociale inutilement dédoublée, tandis que les plus fragiles, plus souvent des jeunes et des femmes, semblent accumuler des bouts de ficelle d’une société de travail de laquelle ils peuplent les marges.» (Ibid.)
S’ensuit une typologie détaillée des modes d’entrée et des conditions de possibilité de cette «petite indépendance» : cumuler les revenus, gérer le chômage, trouver du travail et quitter le salariat. Entre les deux l’auteure aura consacré une douzaine de pages passionnantes à ce qu’elle appelle le «grand détournement», à savoir l’imposition par les employeurs – du privé comme du public – du recours à ce statut, nous rappelant ainsi que les plus motivés par l’auto-entrepreneuriat ne sont peut-être pas ceux que l’on croit.
Sarah Abdelnour s’interroge enfin sur les effets de la diffusion de ce dispositif sur les pratiques de travail mais aussi, plus largement, sur les rapports aux institutions et les représentations politiques des individus. En testant l’hypothèse d’une «libéralisation de la société par le bas» et en observant au plus près le quotidien des auto-entrepreneurs et de leurs pratiques, elle s’intéresse in fine à la manière dont ce régime participe plus largement d’un nouveau mode de gouvernement des conduites, un mode néolibéral au sens de Foucault.
Sarah Abdelnour reprend à son compte ce passage des cours au Collège de France où ce dernier suggère que c’est «la vie même de l’individu – avec par exemple son rapport à sa propriété privée, son rapport à sa famille, à son ménage, son rapport à ses assurances, son rapport à sa retraite» qui ferait de lui «comme une sorte d’entreprise permanente et d’entreprise multiple». Foucault se joint donc à Bashung pour éclairer le titre du livre…
L’auto-entrepreneuriat «un dispositif tout contre, mais contre, le salariat»
«Tout contre, mais contre, le salariat», telle est la formule qui résume le mieux le regard porté par Sarah Abdelnour sur l’auto-entreprenariat. Elle constitue le fil directeur de l’ouvrage, l’argument principal qui structure toute la démonstration. L’auto-entrepreneuriat se situe en effet «tout contre» le salariat en ce que son fonctionnement s’appuie largement sur le système salarial, et ce sous des formes multiples :
«les auto-entrepreneurs sont encore salariés, l’étaient ou le seront par la suite, ils bénéficient d’allocations-chômage ou de revenus sociaux, ils comptent sur la rémunération salariée de leur conjoint ou de leurs parents.» (p. 257)
L’analyse des modes d’entrée dans l’auto-entrepreneuriat comme des usages qu’en font souvent les employeurs souligne également combien ce régime peut constituer un véritable «salariat déguisé» : lorsque l’employeur est le seul client, qu’il fournit le matériel ou fixe la rémunération, l’auto-entrepreneur est bien l’employé d’un autre. Ainsi de Blaise, diplômé de podologie qui utilise indifféremment dans l’entretien qu’il accorde à la sociologue «mon client» et «mon patron» pour désigner le podologue pour qui, et dans les locaux duquel, il fabrique des semelles.
Tout contre le salariat, ce régime d’auto-entrepreneur se développe toutefois «contre» lui, insiste Sarah Abdelnour, là aussi à plusieurs reprises et sous plusieurs angles. Il se présente d’abord souvent, dans le discours politique, mais aussi dans celui des acteurs, comme une voie délibérée de sortie du salariat. Mais il se développe également contre la société salariale en ce qu’il la «détricote par le bas».
Ainsi, en aménageant le cumul des revenus et en faisant reposer la situation du travailleur sur la «débrouille individuelle», ce régime rend par exemple plus difficile la construction de collectifs de travailleurs, et tend à affaiblir la revendication salariale.
Cette offensive contre le salariat, les concepteurs même du régime de l’auto-entrepreneur ne s’en sont d’ailleurs jamais cachés, comme le souligne à plusieurs reprises Sarah Abdelnour. «Cela abolit d’une certaine manière la lutte des classes», écrivaient ainsi Hervé Novelli et Arnaud Floch en 2009 : «Il n’y a plus d’“exploiteurs” et d’“exploités”. Seulement des entrepreneurs: Marx doit s’en retourner dans sa tombe.» [2]
Fondé sur une solide enquête, écrit dans un style très accessible, direct mais toujours réflexif quant aux conditions de l’enquête et à ce que permettent ou ne permettent pas les données récoltées, cet ouvrage a vocation à intéresser bien au-delà du cercle des sociologues du travail, et même du petit monde de la sociologie. L’analyse de l’acceptabilité, voire de la désirabilité d’une condition, au bout du compte, plutôt précaire, conduit la sociologue à des réflexions intéressantes sur la «double vérité du travail» et sur l’auto-exploitation qui mobilisent Bourdieu, Gramsci et Burawoy, et plus largement sur le statut de la parole des enquêtés dans l’analyse sociologique.
Si la sociologie doit prendre au sérieux l’affirmation du bonheur au travail et de l’autonomie individuelle des auto-entrepreneurs enquêtés, on peut toutefois regretter que l’auteure n’ait pas creusé davantage l’étude, sinon des conflits, du moins de la conflictualité sourde, latente, multiforme à tout le moins, que l’on voit poindre ici et là sur son terrain – du rejet de «la paperasse» à la sortie du dispositif. Comment explique-t-on le passage de cette écrasante «Loyalty ou de ces quelques cas d’«Exit», à la « Voice » que font entendre aujourd’hui les mobilisations des chauffeurs Uber ou des livreurs à vélo?
Le développement des plateformes se caractérise-t-il par un usage singulier – ou une expérience particulière – du régime de l’auto-entreprenariat, plus propice à la mobilisation et à la reconstruction de collectifs? Ou faut-il penser qu’après quelques années de victoire symbolique du «tous auto-entrepreneurs», on assisterait à une contre-offensive de la société salariale, trop vite enterrée? On attend à ce titre avec impatience la parution à venir des enquêtes en cours, annoncée dans l’ouvrage, sur ces nouveaux terrains. (Cet article a été publié dans la Vie des idées.fr, en date du 6 septembre 2017, ISSN : 2105-3030)
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[1] Bernard Friot, Puissances du Salariat, Nouvelle édition augmentée, La Dispute, collection travail et salariat, 2ème édition, 2012.
[2] Hervé Novelli, Arnaud Folch, L’Auto-entrepreneur, les clés du succès. Entretiens avec Arnaud Folch, Monaco, Éditions du Rocher, 2009, p. 107.
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* Maud Simonet est chargée de recherche en sociologie au CNRS à l’IDHE.S (UMR 8533) et directrice adjointe de l’IDHE.S-Nanterre. Ses recherches, menées en France et/ou aux Etats-Unis, portent sur le travail bénévole, le volontariat, le workfare et l’activation, et plus largement sur les processus d’invisibilisation du travail et les formes et enjeux contemporains du gratuit gratuit. Elle a publié : Le travail bénévole- Engagement citoyen ou travail gratuit ? aux Editions la Dispute en 2010, et Who Cleans the Parks ? Public Work and Urban Governance in New York City aux Presses Universitaires de Chicago en 2017 avec John Krinsky. Elle a également coordonné plusieurs ouvrages collectifs dont Des sociologues sans qualités ? Pratiques de recherches et engagements avec Delphine Naudier en 2012 à la Découverte, Le travail associatif, aux Presses Universitaires de Paris Ouest en 2013 avec Matthieu Hély, et De l’autre côté du miroir- Comparaisons franco-américaines, coordonné avec Daniel Sabbagh, à paraître aux Presses Universitaires de Rennes.
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